Ce mystérieux homme à la pancarte
dans l’hebdo N° 1125 Acheter ce numéro
Il restera sans doute dans la mémoire de beaucoup de manifestants contre la réforme des retraites. À tel point qu’ils sont très nombreux dans les cortèges à venir le féliciter pour ses slogans incisifs, toujours en phase avec l’actualité. À tel point aussi que la plupart des journaux – dont Politis pour sa couverture il y a deux semaines, mais aussi l’Humanité , Libération , le Nouvel Obs , le Parisien , et jusqu’au Boston Globe , El Pais ou Newsweek – ont illustré leurs articles sur le mouvement social avec des photos où, au centre, cet homme au drôle de bonnet jaune rayé de noir et aux gants blancs brandit bien haut sa pancarte.
Pancarte reconnaissable au premier coup d’œil : slogan vengeur en capitales d’imprimerie, alternant les couleurs pour chacun des mots, qui occupe toute la surface d’un carré blanc de plastique léger… « Sarkozy bafoue la démocratie », « Un pouvoir brutal indigne », « Sarkozy, qu’as-tu fait de la France ? », « 60 ans, pas plus », tout le monde a vu ces écriteaux dans les manifestations des dernières semaines. Mais qui est ce maître « ès calicots » qui bat le pavé depuis le début du conflit social ?
Il s’appelle Jean-Baptiste Reddé. Né au Mans en 1957, il est instituteur à Paris depuis 1979 et poète à ses heures [^2]. « Plutôt libertaire ou communiste utopique » , il n’est membre d’aucune organisation politique ou syndicale.
Mais ô combien révolté par la violence de notre monde néolibéral et son cortège d’inégalités. Et par le sarkozysme ambiant : « Les vols d’ordinateurs de journalistes, c’est le visage du pouvoir actuel ! » Viscéralement écolo, défenseur des animaux et donc végétarien, amoureux de la nature depuis un stage dans l’une des premières fermes bios à la fin des années 1970, Jean-Baptiste ne fréquentait guère les manifs à cette grande époque de contestation sociale. « Le déclic s’est produit lors des grandes grèves de 1995 » , explique-t-il. Un événement fondateur qui lui a d’ailleurs inspiré l’une de ses premières pancartes au début des années 2000 : « Se souvenir de Pierre Bourdieu » .
Déjà, à l’époque, Libération publie en page intérieure une photo avec son slogan bien en vue devant la statue de la place de la Nation. « Ce qui compte, ce sont les mots ! La poésie, c’est une parole profonde, sans déchets. Mais pour les manifs, il faut écrire des choses bien ciblées. Cela me prend beaucoup de temps parfois pour trouver un bon slogan. » Ensuite, il lui faut confectionner sa pancarte, avec une matière assez légère pour pouvoir la brandir des heures durant : « Il faut choisir les bonnes couleurs et surtout bien faire les lettres. C’est normal, j’enseigne au cours préparatoire ! »
Dans les cortèges, Jean-Baptiste Reddé aime à montrer ses réalisations. Il court volontiers devant les objectifs dès qu’il aperçoit une caméra de télévision. Mais « pas question d’être une star, c’est mon message que je veux faire passer. Être repris, cela m’encourage, mais ce n’est pas une question d’ego. » Il dit se battre « pour les vivants et les morts » et n’oublie pas « nos grands-parents, qui ont fait 36 » . Si Pierre Bourdieu est pour lui l’un des derniers grands intellectuels parce qu’il était « accessible, proche du peuple » et « déconstruisait la domination sociale » , il dit aussi son admiration pour Baudelaire, Virginia Woolf, Rimbaud ( « Arthur est un ange, qui dénonçait le “rat économique” ! » , répète-t-il à l’envi), Léonard de Vinci, Théodore Monod et Marguerite Yourcenar, ces trois derniers étant « tous végétariens » , souligne-t-il.
Mais Jean-Baptiste Reddé ne se cantonne pas toujours à l’écriture. Un matin de la semaine dernière, il s’est rendu à la raffinerie de Grandpuits (Seine-et-Marne) pour soutenir les grévistes en leur apportant une cinquantaine de croissants et surtout 2 400 euros, largement issus de ses deniers personnels et pour une part d’une quête qu’il a organisée auprès de ses collègues instituteurs et quelques-uns de ses amis. De la parole aux actes, en quelque sorte.
[^2]: Voir son site personnel : www.poesieamourfou.com. Il dédicacera également ses poèmes vendredi 5 novembre à 17 h à la librairie Les Cahiers de Colette », 25, rue Rambuteau, Paris IVe.