Françoise Héritier : « L’injustice et la violence envers les femmes sont universelles »
L’accord dénonçant les violences faites aux femmes adopté à l’ONU le 15 mars dernier est une avancée fondamentale pour l’anthropologue Françoise Héritier, engagée pour la défense du droit des femmes.
dans l’hebdo N° 1249 Acheter ce numéro
Engagée pour la défense des droits des femmes aux côtés de l’ONG Care, Françoise Héritier a reçu Politis chez elle. Vertige : la grande anthropologue renverse l’espace-temps. L’homme de Néandertal n’est pas un ancêtre peu évolué mais le fondateur des sociétés humaines. Les violences faites aux femmes ne sont pas des phénomènes récents mais relèvent d’un modèle universel de domination masculine issu d’une interprétation erronée. L’égalité n’est pas une norme sociale mais l’évolution normale des sociétés en fonction du progrès des connaissances.L’accord historique signé à l’ONU contre les violences faites aux femmes mettra des millénaires à changer les esprits. Un petit pas pour nous, un grand pas pour l’humanité.
Comment jugez-vous l’accord signé à l’ONU condamnant les violences faites aux femmes ?
Françoise Héritier : Le point butoir, selon moi, a toujours été le fait que les violences faites aux femmes étaient expliquées et justifiées par des usages, des coutumes, des traditions ou des religions. Ce qui nous renvoie à l’origine des choses, à la question : « Pourquoi les femmes sont-elles victimes de violences ? » Jusqu’à présent, il y avait toujours eu victoire de ceux qui brandissaient l’argument culturel. L’accord signé en mars stipule que les violences faites aux femmes ne peuvent se justifier « par aucune coutume, tradition ou considération religieuse ». C’est une avancée fondamentale : un premier verrou a sauté.
En quoi cela nous renvoie-t-il à « l’origine des choses » ?
Les injustices et les violences qui frappent les femmes ne sont pas des épiphénomènes culturels mais un phénomène universel. Souvent, on s’abrite aussi derrière l’idée que les violences faites aux femmes traduisent un comportement bestial. C’est tout le contraire : l’homme est la seule espèce animale, parmi les mammifères en tout cas, où les mâles tuent les femelles. C’est donc par un excès d’humanité, j’entends par là excès de conscience, que les hommes en sont venus à violenter les femmes. Les différents types de culture se sont établis sur ce modèle universel – qui est bien antérieur aux religions révélées puisqu’il date du paléolithique – pour le légitimer. C’est donc au nom de son universalité qu’il faut le combattre.
Est-ce la première fois qu’un tel renversement se produit ?
Pourquoi cette iniquité initiale ?
Au paléolithique moyen, nos ancêtres – 400 000 individus – doivent créer le monde. Ils se rendent compte d’une constante : partout, il y a un versant mâle et un versant femelle. Deuxième constatation intrigante : les mâles, avec leur corps, ne font pas de petits. Alors que les femelles font des corps semblables aux leurs, mais aussi des mâles. On ne sait pas, alors, qu’il y a des spermatozoïdes et des ovules… En revanche, on sait que sans rapport sexuel, il n’y a pas d’enfants. La conclusion qui en est tirée est que les corps femelles ont été mis à disposition des mâles – par Dieu, les esprits, les ancêtres… – pour qu’ils aient des fruits. Du coup, les femelles deviennent des objets qu’il faut s’approprier. Les femmes sont vues comme de la matière. Sous un angle philosophique, comme chez Aristote où la femme fournit la matière quand l’homme fournit la vie – par le sperme, le souffle, le pneuma. Moins philosophique : la femme est considérée comme une marmite, un pot dans lequel l’homme fait cuire sa semence pour en faire un enfant. On retrouve cette idée dans l’idéologie chrétienne. Chez saint Augustin, les femmes sont présentées comme un vase sacré. C’est plus élégant mais l’idée est la même : elles sont considérées comme des contenants et des biens.
Qu’est-ce que cela implique ?
Au paléolithique, la prohibition de l’inceste oblige à l’exogamie, donc à l’échange. Le mariage vient se greffer comme institution liant deux familles et s’accompagne au fil des temps d’une série de mesures : l’impossibilité pour une femme de décider de son propre sort, d’accéder au savoir et au pouvoir. S’ajoute un ensemble de jugements de valeur qui forment le langage naturel de cette domination. Or le langage du supérieur vers l’inférieur est toujours de dénigrement, de mépris, de refus. Ce modèle de valence différentielle des sexes aboutit à des violences. En outre, il est devenu, au fil de l’histoire, le modèle de tous les autres modes de domination : maître-esclave, colonisateur-colonisé, patron-ouvrier.
Comment interprétez-vous les coalitions de pays tels que le Vatican, la Russie, l’Iran mais aussi l’Égypte, l’Arabie saoudite, le Nigeria et le Honduras contre certains passages de cet accord ?
Ces pays se retrouvent sur le même fond de maîtrise de l’autorité, de la parole et du père. Pour l’Église, c’est intangible. Ce qui me frappe, c’est qu’ils évoquent toujours bienséance, stabilité morale et familiale quand il s’agit presque uniquement de répondre aux besoins pulsionnels des hommes. Les sociétés qui s’opposent à l’égalité estiment qu’il est légitime d’assouvir les pulsions masculines. Pour une raison simple : ces pulsions n’ont jamais rencontré d’obstacles.
Certains pays peuvent-ils juger que l’Occident leur impose ses normes ?
Il ne s’agit pas de défendre des normes sociales spécifiques, mais de faire évoluer vers plus de justice un modèle universel. La domination masculine s’est fondée sur une interprétation erronée. La réalité n’est pas que les hommes mettent leur semence dans le corps des femmes – même si on continue à dire « papa met une petite graine dans le ventre de maman » – mais qu’il faut un ovule et un spermatozoïde pour faire un bébé. La responsabilité est partagée. La connaissance de ce fait scientifique est très récente : elle date du début du XIXe siècle. La marche vers l’égalité est une évolution normale des sociétés qui vont passer de l’iniquité à l’équité. Ça n’est pas de l’arrogance culturelle.
L’argument financier – le coût des violences – serait l’un des plus efficaces. Qu’en pensez-vous ?
Depuis les travaux de l’économiste indien Amartya Sen, il est prouvé que si on sort les femmes de la spirale de l’analphabétisme et de la violence, et qu’on leur donne l’autonomie et la possibilité d’accéder au savoir, on diminue la pauvreté, le manque d’hygiène, le taux de fécondité, etc. C’est tout bénéfice pour les sociétés. Les violences coûtent aux États. En outre, les hommes n’ont pas tout à perdre à l’égalité. Il ne s’agit pas d’une guerre ni du remplacement d’un sexe par l’autre, mais d’une place faite à chacun de manière égale. D’où l’importance du rôle des hommes dans ce combat contre les violences faites aux femmes.
Les études de genre progressent-elles en France ?
Je donne souvent des conférences à l’université ou dans des comités d’entreprise. Il y a vingt ans, je parlais devant des auditoires presque exclusivement féminins. L’homme, c’était le photographe. Tout récemment, j’ai vu des auditoires partagés. Les études de genre progressent ! On rencontre des spécialistes masculins. En retour, on décèle une poussée masculiniste…
Comment analysez-vous les débats entourant la loi sur le mariage pour tous et l’évolution des représentations ?
Contraception, avortement et maintenant mariage pour tous : tous les droits nouveaux s’acquièrent dans la douleur. Le mariage est une institution qui a été mise au point en favorisant l’hétérosexualité. Mais l’homosexualité existe depuis toujours. Cet interdit n’a rien à voir avec la nature, il dépend des choix faits par nos ancêtres. Nous avons évolué. Nous sommes aujourd’hui 7 milliards sur la planète. Nous n’avons plus besoin du mariage comme stabilisateur de notre survie.
Pouvez-vous rappeler votre point de vue concernant la PMA et la GPA ?
La valence différentielle des sexes a toujours été marquée par l’incertitude de paternité : l’homme n’est jamais sûr d’être le père. Avec le don d’ovule, l’incertitude devient certitude : le géniteur est assuré d’être le père. Et dans le cas de l’insémination artificielle, on tend de plus en plus à féconder l’ovule par un spermatozoïde du conjoint. Ainsi, on apporte sur un plateau ce qui manquait au modèle : la certitude absolue de paternité, manque qui a valu aux femmes leur enfermement. Cela ne peut que conforter le modèle archaïque dominant. Pour la GPA, mon objection est théorique : cela se fait, cela se fera. Mais cette pratique ne me semble pas aller vers plus d’égalité. Elle démolit à la fois l’incertitude de paternité et la certitude de maternité. On sait qui est le donneur mais on ne sait plus qui est la mère : la génitrice, la porteuse ou la mère d’intention ? De plus, en donnant des ovules, les femmes se retrouvent de nouveau dans la position de fournir de la matière. Ensuite, la GPA constitue, via la marchandisation du corps, une forme d’esclavage. Dans les pays où elle est autorisée, les femmes y sont contraintes par leur mari ou la pauvreté et le libre-arbitre occidental. Les enfants aussi se retrouvent objets d’échange. Enfin, l’objectif de la loi est de compenser des injustices sociales. Ne pas pouvoir avoir d’enfant est une souffrance, mais est-ce une injustice ?
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