Le peuple, ce grand absent
Le conspirationnisme et certaines analyses géostratégiques occultent les facteurs sociaux et humains du soulèvement.
dans l’hebdo N° 1254 Acheter ce numéro
Depuis que l’insurrection syrienne a commencé avec le soulèvement populaire de Deraa en mars 2011, l’affrontement se mène aussi sur le terrain médiatique, principalement sur le Net. Le blocus de l’information organisé par Bachar Al-Assad porte ses fruits, laissant libre cours à toutes les manipulations et, dans les pays occidentaux, à un conspirationnisme qui s’appuie à la fois sur un anti-impérialisme inopportun et une lecture géostratégique qui occulte le peuple [^2]. Dès les premières manifestations, Assad dit être la victime d’un « vaste complot » : il clame qu’il fait face à « une véritable guerre menée de l’étranger » ayant pour but de « détruire la Syrie et d’écarter les derniers obstacles qui empêchent la réalisation des projets israéliens ». Pour le Président, il n’a jamais été question de révolution populaire, et c’est en tenant ce discours qu’il s’efforce de maintenir journalistes et enquêteurs indépendants hors du pays. Pour entrer en Syrie, ceux-ci ont deux possibilités : demander un visa touristique en risquant de se compromettre avec le régime, ou bien entrer clandestinement et devenir dépendants des groupes d’opposition qui les accueillent. Sinon, il faut interroger les réfugiés qui apportent évidemment des témoignages précieux, et se fier à des informations de seconde main, comme celles de l’Observatoire syrien des droits de l’homme (voir notre encadré sur l’OSDH).
Depuis le début de l’insurrection, l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH), qui dresse la liste des victimes, tant civiles que militaires, est devenu l’une des principales sources d’information des médias occidentaux.
Mais son fonctionnement est souvent pointé du doigt. L’OSDH dépend de deux personnes, dont Oussama Ali Suleiman, qui se fait appeler Rami Abdel Rahmane, exilé en Angleterre depuis 2000. C’est de là qu’il collecte chaque jour par téléphone les informations de plus de 200 contacts basés en Syrie, et dont il préserve l’anonymat. On reproche aux informations de l’OSDH d’être invérifiables à court terme. Mais, si l’agence s’est quelques fois trompée en publiant des estimations erronées, ses chiffres rejoignent souvent l’ordre de grandeur de ceux de l’ONU.
On soupçonne aussi l’OSDH d’être un instrument de propagande des Frères musulmans, financé par les pays du Golfe, ce que nie Rami Abdel Rahmane. Si, en effet, aucune source sur le conflit syrien n’est vraiment neutre, les médias et les organisations de défense des droits de l’homme jugent que les informations de l’OSDH restent tout de même proches de la réalité du terrain.
Rien sur les aspirations démocratiques du peuple syrien. Rien sur la nature d’un régime qui a toujours réprimé atrocement les moindres manifestations, faisant déjà entre 10 000 et 40 000 morts à Hama, en 1982. Ces sites mettent en doute l’origine démocratique et pacifique du mouvement de contestation. Selon Bahar Kimyongür, collaborateur au site Investig’Action, si le régime a bel et bien tué plusieurs dizaines de manifestants pacifistes à Deraa, le mouvement de contestation a lui aussi fait usage de la violence en tirant sur les forces de sécurité, et ce dès le début de la révolte. La technique consistant, dans le meilleur des cas, à renvoyer dos à dos le régime et l’opposition. Comme toujours, la désinformation s’appuie sur une part de vérité. On peut, par exemple, souligner le soutien apporté à Bachar par une partie de la population, notamment les minorités chrétienne et alaouite, ainsi que par une bourgeoisie sunnite favorable aux réformes économiques engagées dans les années 2000. Mais la sauvagerie de la répression a largement réduit cette base sociale ou culturelle. Et c’est de toute façon occulter la masse de la population.
Pour se rendre compte de la « réalité » , il suffirait de regarder la télévision gouvernementale syrienne, selon Kimyongür, pour qui la Syrie est l’unique État laïc du monde arabe, ce qui en fait un « havre de paix intercommunautaire ». Une analyse qui oublie que le pouvoir baasiste a longtemps marginalisé les Kurdes, et que Bachar Al-Assad entretient lui-même les peurs des minorités alaouite et chrétienne en brandissant le spectre du fondamentalisme sunnite. C’est surtout défendre une étrange conception de la laïcité identifiée à une dictature. Dernier en date des faits contestés : le gaz sarin. Depuis que Barack Obama a prévenu que l’utilisation d’armes chimiques serait la fameuse « ligne rouge » à ne pas franchir, le gaz sarin est devenu le nouveau centre du conflit médiatique. Fin mars, une commission d’enquête de l’ONU a été créée à la demande de Damas. Mais les autorités syriennes interdisent l’accès au pays depuis que Paris et Londres ont demandé à élargir le mandat de la commission aux soupçons d’usage d’armes chimiques par le régime. C’est dans ce contexte que la très médiatique Carla Del Ponte, membre de la commission d’enquête, annonce le 5 mai que les rebelles syriens ont utilisé du gaz sarin. Et sur la base de témoignages qu’elle juge elle-même fragiles. Elle sera désavouée par la commission dès le lendemain. Un « détail » d’ailleurs oublié dans le rappel d’événements publié le 14 mai par le Réseau Voltaire. Mais, avant même la sortie de la magistrate suisse, le site Investig’Action titrait le 6 décembre : « Syrie, les rebelles menacent d’un génocide à l’arme chimique », s’appuyant sur une vidéo non authentifiée d’un rebelle testant « des gaz mortels sur deux lapins avant de promettre d’utiliser ces gaz pour exterminer les alaouites ».
Au-delà du conspirationnisme, le champ de bataille médiatique qu’est la Syrie se traduit aussi en clivage au sein de la gauche, souvent au nom d’une lecture géostratégique simpliste. Pour Jean-Marie Fardeau, directeur du bureau parisien de Human Rights Watch, « la chronologie est là : la vague de révolutions qui a renversé les régimes égyptien et tunisien est aussi passée par la Syrie ». Il explique donc le conflit syrien en mettant en avant son origine sociale et démocratique. « L’histoire a été écrite par des enfants sur les murs de Deraa », dit-il. Une histoire qui commence par un slogan : « Ton tour arrive, docteur », et se poursuit par la révolte d’un peuple qui n’accepte pas le caractère autoritaire du régime dans un pays rongé par la corruption et où la jeunesse s’inquiète pour son avenir. « La dimension géostratégique n’apparaît qu’après, à cause de la pérennité du conflit, analyse Jean-Marie Fardeau, car, forcément, les grandes puissances et les pays de la région veulent préserver leurs intérêts régionaux. » Mais le régime baasiste a réussi à imposer sa grille de lecture à une petite partie de la gauche, aussi bien occidentale qu’arabe, gommant peu à peu la question démocratique et sociale. Jean-Pierre Filiu, spécialiste de l’islam contemporain, explique qu’une « partie de la gauche française considère que le peuple syrien au mieux n’est pas là, au pire est manipulé » (voir notre entretien, ci-contre). Cette gauche, sensible à l’anti-impérialisme, n’écarte pas complètement la possibilité d’un complot fomenté par les États-Unis avec l’aide de ses alliés du Golfe, et parfois d’Israël, ce qui la pousse à soutenir plus ou moins ouvertement le régime.
Autre argument : la stabilité. Bachar Al-Assad serait le garant de la stabilité de la région, et le seul rempart face à Al-Qaida et à l’extrémisme religieux. Cette grille de lecture « laïque », qui a cours dans certains milieux politiques français, y compris à gauche, est sans doute partagée par Washington : plutôt Bachar qu’Al-Qaïda ! Dans cette optique, le conflit syrien est de plus en plus présenté comme un conflit confessionnel. Et il le devient. Nous sommes là dans ce que certains sociologues appellent une prophétie autoréalisatrice : plus le conflit dure et plus il se confessionnalise, d’une part, et plus il se militarise, d’autre part. C’est ainsi que surgit la question de l’armement. Pour Pierre Barbancey, grand reporter à l’Humanité, « la livraison d’armes [à l’opposition] serait dramatique pour la Syrie et pour la région tout entière » (7 mai). Ce qui était vrai au début de l’insurrection l’est sans doute beaucoup moins maintenant que les armes sont bien présentes partout sur le terrain : entre les mains du régime, aidé par la Russie et l’Iran, ainsi qu’entre celles des rebelles jihadistes, soutenus par les financements, majoritairement privés, des pays du Golfe. Car le peuple est finalement pris en étau entre, d’un côté, une dictature féroce et, de l’autre, le Qatar et l’Arabie saoudite, dont l’intervention massive « n’est pas dictée par l’amour de ces pays pour la démocratie », comme le note fort justement Alain Gresh, directeur adjoint au Monde diplomatique [^5]. La question est de savoir si les pays du Golfe qui aident les jihadistes sont à l’origine de l’insurrection où s’ils profitent de ce qu’on appelle « l’effet d’aubaine ». La simple analyse chronologique de la révolte montre que la deuxième hypothèse est la bonne.
[^2]: Lire à ce sujet l’article de Farouk Mardam-Bey : « Vaincre l’indifférence » (Politis n° 1244).
[^3]: Thierry Meyssan est l’auteur de l’Effroyable Imposture, où il impute les attentats du 11 Septembre à une partie du complexe militaro-industriel américain. Le journal gouvernemental syrien Al Ba’th avait d’ailleurs publié le livre de Meyssan sous forme de feuilleton en 2002…
[^4]: Le site a cessé son activité le 31 janvier 2013.
[^5]: « Syrie, est-il déjà trop tard ? », 24 décembre 2012, blog Nouvelles d’Orient.