Quand la Villeneuve crève l’écran
Un reportage empreint de sensationnel sur le quartier grenoblois suscite la colère de ses élus et de ses habitants.
Un quartier au sud de Grenoble, bâti en 1973. Des barres d’immeubles, des kilomètres de béton. 14 000 habitants y vivent. A ses débuts, « c’est une cité modèle ; aujourd’hui, elle est synonyme de ghetto » , dit d’emblée la journaliste, Amandine Chambelland, embarquée durant « plusieurs semaines » dans cette véritable « enclave » , où « 125 voitures ont été brûlées l’an passé » . Une cité aux allures de « forteresse qui rendent difficile l’intervention de la police » .
Et d’enchaîner sur des scènes de caillassage, sur le trafic de stupéfiants et des armes, sur des familles recluses, des résidents qui ont peur, des visages floutés, des habitants qui refusent de témoigner. On y voit même un jeune homme cagoulé essayer son arme de guerre devant la caméra. Un reportage anxiogène digne de M6. Et pourtant diffusé sur le service public, dans « Envoyé spécial », sur France 2, ce jeudi 26 septembre.
Des années d’efforts
La réaction des habitants, n’a pas traîné, en lançant une pétition, adressée à France Télévisions :
« Nous sommes en colère, car ce reportage ne montre qu’une face de notre quartier. En colère car il cède à la facilité et au sensationnel. Il est tendancieux, ce qui est indigne de notre service public de l’audio visuel. Ce reportage ruine des années d’efforts déployés des habitants, des professionnels et des élus de notre quartier. C’est inadmissible. Nous exigeons que soit organisé par France 2 un droit de réponse pour exprimer notre dépit et rétablir la vérité. Nous demandons qu’un nouveau reportage conforme à la réalité soit diffusé à une heure de grande écoute, dans le cadre d’une nouvelle émission d’Envoyé Spécial. »
Même réaction d’indignation à la mairie de Grenoble, exprimée également à travers une pétition adressée au patron de France Télévisions, dénonçant un reportage porté par le « sensationnalisme, au détriment d’un véritable travail journalistique, stigmatisant ainsi un quartier pourtant dynamique, citoyen et engagé pour ses habitants. Nous refusons ce traitement médiatique dégradant, et demandons des explications au PDG de la chaîne » .
Recherche incessante d’armes visibles à l’écran
Et de poursuivre sur les méthodes employées : « Nous étions nombreux à redouter une nouvelle présentation stigmatisante de la Villeneuve, et les contacts que la journaliste a noués lors de son court passage à Grenoble avaient accru cette crainte. Tout le quartier a évoqué alors sa recherche incessante d’armes visibles à l’écran. Chaque personne interviewée a eu le sentiment, malgré ses dénégations, que seuls le sensationnel et le négatif l’intéressaient, ainsi que le misérabilisme anxiogène […]. Si la journaliste s’est heurtée à autant de méfiance de la part des habitants, c’est que, loin d’une omerta trop facilement évoquée, ceux-ci ont refusé d’endosser les rôles caricaturaux qui leur étaient destinés. […] Tout est cynisme et provocation dans ce reportage. « Enfant soldat », « terrain de guerre »… les mots utilisés vont de pair avec des méthodes peu glorieuses qui conduisent un jeune cagoulé à essayer son arme pour la caméra en pleine nuit au milieu du quartier… Laisser affirmer un jeune qu’il n’a jamais été au ski alors que tous les écoliers de la Villeneuve y sont initiés pendant leur scolarité, affirmer à tort et sans avoir vérifié l’information qu’une « quarantaine de familles roms seraient hébergées dans le quartier » en excitant les tensions, est la marque d’une incurie professionnelle mais surtout d’une irresponsabilité accablante de la part du service public de l’audiovisuel. »
Silence
Aujourd’hui, contactée par Politis , Amandine Chambelland se dit « triste et surprise de l’ampleur que cela prend » , tandis que sa société de production, Ligne de mire, y voit « une manipulation politique à l’approche des municipales » .
De leur côté, rédactrices en chef d’« Envoyé spécial », Françoise Joly et Guilaine Chenu, répondant au Dauphiné Libéré , estiment que « la télévision a aussi cet effet miroir qui renvoie parfois des images qui ne plaisent pas. Oui nous parlons de choses qui vont mal, c’est notre métier et il vaut mieux parler de tout, y compris de choses qui vont mal. La violence interpelle tout un chacun, c’est l’affaire de tous. Le silence est le pire ennemi de la démocratie » .
Pour sortir du « silence » , fallait-il cependant spectaculariser le reportage, sans, curieusement, cadrer ni les associations du quartier, ni les fêtes multiculturelles qui s’y tiennent régulièrement, ni les équipements scolaires ou les centres de santé ?
Chaque jour, Politis donne une voix à celles et ceux qui ne l’ont pas, pour favoriser des prises de conscience politiques et le débat d’idées, par ses enquêtes, reportages et analyses. Parce que chez Politis, on pense que l’émancipation de chacun·e et la vitalité de notre démocratie dépendent (aussi) d’une information libre et indépendante.
Faire Un Don