Ils vivent avec l’angoisse du loup

Alors que l’animal gagne de nouveaux territoires, la multiplication des attaques sur les troupeaux rend impossible sa cohabitation avec le pastoralisme, juge la Confédération paysanne.

Patrick Piro  • 18 septembre 2014 abonnés
Ils vivent avec l’angoisse du loup

Elle a mis un peu de temps à parler de son cas, comme si elle doutait de sa légitimité. Ses collègues éleveurs, autour de la table, possèdent à peine quelques centaines de brebis –  « et en bio, bien sûr ! ». Son troupeau a culminé à 2 500 bêtes, « et nous achetons le fourrage sur le marché conventionnel ». Membre de la Confédération paysanne, Claire Giordan a accepté de témoigner, lors d’un voyage de presse organisé dans les Alpes par le syndicat, afin d’expliciter son hostilité envers la présence du loup dans les zones de pâturage. Fille d’éleveur transhumant, la jeune femme de 31 ans est installée avec son mari dans la vallée de la Roya, en zone « cœur » du parc national du Mercantour (Alpes-Maritimes).

Le loup a toujours empoisonné sa vie professionnelle. Éradiqué de France dans les années 1930, l’animal y est réapparu au début des années 1990, dans le Mercantour, via l’Italie. Cet été, Claire Giordan et son mari ont encore connu quatre attaques. Chaque fois, ce sont plusieurs brebis blessées ou tuées, sauf s’ils parviennent à effaroucher les prédateurs. « On se lève jusqu’à six fois la nuit, dès que l’on perçoit des mouvements suspects dans le troupeau. On voit des traces presque tous les jours. On déjeune, on dîne, on vit “loup”. Nous passons notre temps au cul du troupeau, à compter les bêtes, c’est obsessionnel… » Son mari passe tout son temps sur l’exploitation. La bergerie, à une heure de piste, est désormais clôturée, fenêtres fermées même en été. « On a peur que le loup saute à l’intérieur. Car il suffit de s’absenter une demi-heure… Mon mari a le fusil en permanence. » Il y a quelques semaines, un voisin a connu un petit relâchement à l’heure du regroupement des bêtes. Quelques-unes sont restées à l’extérieur de la clôture : 98 brebis tuées.

Alain Barban, berger depuis vingt-cinq ans dans les Hautes-Alpes, est estomaqué par le témoignage de la jeune femme. « Qui accepterait aujourd’hui de telles conditions de travail ? C’est une régression sociale. Et vous arrivez à en “sulfater” ? » Oui, souffle-t-elle à voix basse. Pas de noms ni de chiffres : les tirs sont interdits en zone cœur des parcs nationaux. Mais cette réalité est connue jusqu’au sommet de l’administration. Laurent Pinatel, porte-parole de Confédération paysanne, fait état d’une rencontre avec Stéphane Le Foll, le 30 juin. «  “On sait qu’il s’en braconne, et ce n’est pas plus mal”, nous a dit le ministre de l’Agriculture. »

« Il faudra accepter la casse »

Qualifié de « conquérant », le loup, réapparu en France il y a deux décennies, est aujourd’hui présent de manière permanente ou occasionnelle dans près de 30 départements, principalement dans les zones montagneuses (Alpes, Jura, Vosges, Massif central). Estimée à 300 individus, sa population est en croissance de 20 % par an. L’espèce reste cependant classée parmi les « vulnérables », strictement protégée dans l’Union européenne par la Convention de Berne (1979) et la directive Habitat. Des dérogations sont cependant possibles en cas de dégâts importants sur les élevages. Ainsi la France a-t-elle autorisé, pour 2014, l’abattage de 24 à 36 loups : le bilan officiel des victimes, qui constatait une quasi-stabilisation l’an dernier, est reparti à la hausse en 2014, avec 4 900 animaux d’élevages tués fin août contre 4 000 un an plus tôt. La France consacre près de 10 millions d’euros par an aux mesures de protection des éleveurs.

Alain Barban, lui, vient de connaître son baptême du loup avec trois attaques en cinq jours début juillet. Il garde 1 500 moutons sur les alpages de la Lavigne, dans le Valgaudemar, en zone cœur du parc national des Écrins, pour le compte d’un groupement pastoral. Bilan : 22 brebis tuées et 19 disparues. Un berger voisin a relevé 120 bêtes tuées : affolées par une attaque, elles ont chuté au pied d’une barre rocheuse. S’agissait-il de loups isolés ou d’une meute en quête d’installation et susceptible de harceler le troupeau des mois durant ? Après constat de l’Office national de la chasse et de la faune sauvage (ONCFS), Alain Barban a eu droit, outre une indemnisation, à l’affectation d’un aide-berger. « Le plus dur, c’est de ne pas savoir si le loup est parti. Alors il faut rester vigilant… » Pour la première fois depuis septembre, les deux hommes ont pourtant laissé le troupeau pour descendre présenter leur témoignage au refuge du Clot. Alain Barban reste pondéré. « Je pense qu’il sera impossible de se débarrasser du loup, il faudra accepter un peu de casse de temps à autre. Mais il faut remettre des bergers auprès des troupeaux. »

La première mesure consiste à regrouper les moutons chaque nuit au sein d’un parc monté avec quelques centaines de mètres de filets mis sous tension électrique. Mais, dans son alpage, exigu comme c’est fréquent à ces hauteurs, impossible de créer un « couchage » unique pour les bêtes. Combien de bergers de plus faudrait-il ? Même la présence de patous, chiens massifs dressés pour affronter les loups, ne réduirait guère cette vulnérabilité. Quant aux battues d’effarouchement, dont celle qui a soulevé un tollé début juillet chez les écologistes pour avoir été menée en zone cœur du parc [^2], elles font sourire sur place : « On ne fait que déplacer le problème chez les voisins. » Idem pour la possibilité « expérimentale » de tirer les loups lors de battues de chasse classiques, octroyée par un arrêté ministériel d’août. « Quand on voit le taux d’échec des battues spécifiquement organisées pour “prélever” des individus… »

La vie se complique encore plus pour les éleveurs qui gardent eux-mêmes leurs bêtes, confrontés à des bouleversements dans leurs pratiques. Alors qu’ils ne montaient visiter leur troupeau qu’une fois par semaine sur l’estive, ce qui leur laissait du temps pour d’autres tâches, ils n’ont d’autre choix que d’opter pour une garde permanente, comme le couple Giordan, ou bien de parquer le troupeau à demeure sur l’exploitation, renonçant aux riches pâturages d’altitude. « Encore faut-il qu’il y ait suffisamment de surface disponible dans les vallées, très sèches en été », commente Julien Bellon, éleveur à la Chapelle-en-Valgaudemar. Ses moutons sont gardés par Amélie Moncombe, qui croise les doigts : pas d’attaques à ce jour. « Je m’y prépare. Le relief de mon alpage permet de regrouper toutes les bêtes la nuit. » Mais à quoi bon, sans patou (son patron est réticent à cause des touristes) et sans parc (la terre, trop grasse, devient vite un bourbier où les moutons attrapent le piétin, maladie contagieuse qui les fait boiter) ?

« J’ai tiré, c’était ça ou le RMI »

Autant de dilemmes désormais archivés pour Thomas Vernay. Jeune éleveur de chèvres cachemire à Glandage, commune de 100 habitants dans la vallée de la Vière, sur les hauteurs de la Drôme, il a jeté l’éponge en 2012. Deux ans plus tôt, une meute [^3] s’était installée sur les flancs boisés des Bois noirs. À la première attaque, il ramasse 23 carcasses, qu’il faut parfois dénicher dans la forêt, sous 48 heures pour toucher l’indemnisation – notamment la tête quand elle a été séparée du corps, avec la boucle d’identification. « C’est indescriptible. » L’estive est à cinq kilomètres du village, des tours de surveillance sont organisés avec les agents de l’ONCFS. Échec.

« En raison de contraintes de budget, ils partaient à 3 heures du matin. Les loups attaquaient ensuite. On n’a pas droit à la moindre erreur. La pression était si forte qu’on a décidé de redescendre sur l’exploitation. » Parc, clôtures électriques et acquisition de deux chiens bergers d’Anatolie : les dommages régressent. « Mais, en 2012, l’enfer de nouveau… » Car le loup est habile, et son mode opératoire s’est adapté : les meutes affolent le troupeau, qui finit par faire exploser le parc, et c’est l’attaque. Les chiens n’interviennent pas, dressés pour rester dans l’enceinte par mesure de sécurité pour les promeneurs. Le populaire patou, parfois difficile à contrôler, fait d’ailleurs l’objet de controverse dans le monde ovin. Plusieurs bergers sont sous le coup de plaintes de la part de promeneurs mordus, le chien ayant jugé le troupeau menacé par leur présence. Venu au métier par vocation, Thomas Vernay abandonne, à bout. Il est aujourd’hui animateur national sur le dossier loup à la Confédération paysanne.

« Nous n’étions pas prêts. Nous pensions que le loup s’attaquait aux gros troupeaux des éleveurs industriels des Alpes-Maritimes. J’ai cru possible la cohabitation, je n’y crois plus. » Son voisin, Philippe Faure, résiste encore, passé de 500 à 250 brebis pour mieux gérer les agressions. « J’ai abandonné l’estive, je les rentre toutes les nuits. » Et surtout, il a tiré. Évasif : « J’en ai eu… un certain nombre. La tranquillité est revenue. C’était ça ou le RMI. » Dans la Drôme, en 2013, 80 % des attaques ont eu lieu dans les exploitations même. Dans les Alpes-Maritimes, elles sont toutes intervenues sur des troupeaux respectant les mesures de protection préconisées – parcs de nuit électrifiés, aides-berger, chiens de garde, tirs d’effarouchement, voire de défense (sous condition), etc. « Le bilan est clair, ça ne marche pas, la cohabitation entre le pastoralisme et le loup est impossible », conclut Olivier Bel, éleveur à La Roche-des-Arnauds (Hautes-Alpes) et responsable de la communication sur le loup à la Confédération paysanne.

Le syndicat, longtemps en proie à des divergences internes sur le sujet, a décidé de mener campagne pour réclamer le démantèlement des lois conférant au loup un statut d’espèce menacée en Europe, afin de donner les moyens aux pouvoirs publics de maîtriser réellement son expansion – tirs sans quota (y compris dans les parcs nationaux), piégeage, destruction de meutes, etc. « Et ce n’est pas aux éleveurs de régler le problème, aujourd’hui tenus de se transformer en dresseurs de chien de défense ou de passer le permis de port d’arme. Car enfin, à quoi riment les plans de sauvetage de la filière ovine, dans les conditions actuelles ? Si l’on ne veut plus du pastoralisme en France, qu’on le dise clairement ! D’une certaine façon, le loup sert les intérêts de l’agro-industrie, promotrice de l’élevage hors-sol. »

« Je suis écolo, moi ! »

La Confédération paysanne, partenaire de mouvements sociaux et écologistes sur de nombreux terrains – lutte contre les OGM ou le productivisme, pour la souveraineté alimentaire et l’agroécologie, etc. –, veut tenter de les gagner à la cause du pastoralisme. « Cette pratique a façonné les paysages depuis des siècles, des études ont montré qu’elle contribue à la richesse des espèces vivantes. Pourquoi le loup est-il considéré comme un emblème de la biodiversité ? », interroge Olivier Bel. Des échanges pourraient avoir lieu avec la fédération France nature environnement, moins radicale que d’autres associations naturalistes sur ce brûlant dossier. Leur « incompréhension » fait bouillir Fanny Métrat, qui a choisi, à 20 ans, « de faire bergère plutôt qu’histoire de l’art ». À 32 ans, elle élève ses moutons à Antraigue-sur-Volane (Ardèche), où elle a connu une première attaque de loups cet été. « Si nous arrêtons, il n’y a plus de pâture dans la commune, nous sommes les derniers. Je suis fatiguée de me faire traiter d’intégriste par les environnementalistes et par la gauche en général, comme si nous étions des gros bourrins. Car je suis écolo, moi ! Le manque de solidarité, y compris au sein de la Confédération paysanne, c’est ça qui nous fait le plus mal. »

[^2]: Voir Politis du 24 juillet.

[^3]: Soit en général sept ou huit loups.

Écologie
Temps de lecture : 10 minutes

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