Henri Leclerc : « Réduire les libertés ne sert à rien »
Henri Leclerc analyse les effets délétères de l’état d’urgence et la réforme de procédure pénale présentée par le gouvernement, dont il dénonce le discours sécuritaire.
dans l’hebdo N° 1390 Acheter ce numéro
Après le projet de modification de la Constitution, les députés se pencheront le 16 février sur la prolongation de l’état d’urgence. En parallèle, le gouvernement a présenté une réforme de la procédure pénale intégrant certaines mesures réservées jusqu’à présent à cet état d’exception. Pour Henri Leclerc, les projets du gouvernement entraînent la société sur une pente dangereuse.
Le gouvernement entend prolonger l’état d’urgence. Est-ce justifié selon vous ?
Henri Leclerc Cette prolongation n’est évidemment pas justifiée. Certes le gouvernement dispose d’informations que je n’ai pas sur la situation. Mais, si l’état d’urgence peut être nécessaire pour répondre à des crimes comme ceux que nous avons connus le 13 novembre, il doit être extrêmement limité dans le temps. J’étais déjà préoccupé par la première prolongation du 20 novembre, car, à partir du moment où l’on affirme que l’état d’urgence est nécessaire pour éviter un acte terroriste, il est bien évident qu’aucun gouvernement n’osera jamais renoncer à sa prolongation.
Ce discours, qui est celui de Manuel Valls quand il dit que l’état d’urgence sera prolongé tant que la menace de Daech perdurera, rend impossible la sortie de cet état d’exception. Or, l’état d’urgence est une situation dans laquelle la séparation des pouvoirs n’est plus exercée conformément aux dispositions de l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme. L’ensemble des pouvoirs concernant l’ordre public y est laissé entre les mains de la police et du ministère de l’Intérieur. Et ça, je ne peux l’accepter.
En parallèle, le nouveau ministre de la -Justice a présenté une réforme de la procédure pénale donnant plus de pouvoirs aux préfets. Cette réforme menace-t-elle nos libertés ?
L’état d’urgence à l’agenda parlementaire
Dans les semaines à venir, députés et sénateurs auront à se prononcer sur trois projets de loi : Le projet de loi constitutionnel de « protection de la nation » prévoit l’inscription dans la loi fondamentale de l’état d’urgence et de la déchéance de nationalité de personnes nées françaises, ayant gardé une autre nationalité, et condamnées pour un crime « constituant une atteinte grave à la nation ». Adopté par l’Assemblée, le texte devrait encore être validé à l’identique par les sénateurs, en mars, avant son vote définitif par les parlementaires réunis en Congrès. La prolongation de trois mois de l’état d’urgence, discutée au Sénat le 9 février, sera à l’agenda de l’Assemblée le 16 février. Le projet de loi de lutte contre le terrorisme réformant la procédure pénale sera débattu en séance publique à l’Assemblée du 1er au 3 mars. Il renforce notamment les pouvoirs de police, et introduit des dispositions inspirées de l’état d’urgence.Le gouvernement prévoit par ailleurs de constitutionnaliser l’état d’urgence et la déchéance de nationalité des personnes condamnées pour des actes de terrorisme. Qu’en pensez-vous ?
La constitutionnalisation de l’état d’urgence est surtout une action de dupes. Cela n’a aucune raison d’être puisque celui-ci est déjà conforme à la Constitution. En 1985, le Conseil constitutionnel, saisi par la droite sur l’état d’urgence décrété en Nouvelle-Calédonie, a déclaré cette loi conforme. En faisant cette annonce, le gouvernement a surtout voulu montrer qu’il faisait quelque chose. C’est pour cela qu’il transforme la loi fondamentale en y inscrivant, d’une part, l’état d’urgence et, d’autre part, la déchéance de nationalité. Parmi les projets du gouvernement, je pense que cette dernière est la plus grave. Elle porte atteinte à un principe fondamental : celui de l’acquisition de la nationalité à la naissance. Pour ce qui est de l’état d’urgence, on peut en sortir, je ne désespère pas de l’avenir. Mais, si les citoyens restent convaincus comme ils le sont, à en croire les sondages, que c’est en sacrifiant les libertés individuelles sur l’autel de la sécurité collective que l’on réussira à se protéger contre le terrorisme, ils peuvent en venir à faire confiance à celle qui a toujours été sur cette ligne, l’extrême droite. Et si elle arrive au pouvoir, elle disposera déjà d’un outil extraordinaire pour mettre en place un État menaçant les libertés individuelles.
La prolongation de l’état d’urgence, sa constitutionnalisation, le projet de déchéance de nationalité et la réforme de la procédure pénale : à en croire Manuel Valls, ces mesures sont nécessaires pour faire face à la menace du terrorisme…
Ce discours n’est pas nouveau. C’est celui qui a soutenu la vingtaine de lois antiterroristes mises en place à partir de 1986, puis de 2002. Ces lois illustrent l’idée que, pour lutter contre le terrorisme, il y a deux remèdes : accroître les sanctions et restreindre les libertés dont pourraient abuser les terroristes. À force d’entendre ce discours, la population finit par être convaincue que cette restriction des libertés est nécessaire. On commence à comprendre que l’accroissement des sanctions ne sert pas à grand-chose face à des gens déterminés, comme ceux qui ont attaqué Paris. En revanche, l’idée que la réduction des libertés est un mal nécessaire trouve toujours un certain écho. Ce discours mène sur une pente dangereuse. Quand on a déclaré l’état d’urgence pour lutter contre ce qu’on appelait à l’époque les « bandes de rebelles en Algérie », on a très vite considéré que ça ne suffisait pas. On y a ajouté la loi dite des pouvoirs spéciaux, qui augmentait les pouvoirs de l’armée, entraînant la pratique de la torture et les exactions que l’on sait.
On laisse croire qu’on ne peut lutter contre le crime qu’en réduisant les libertés. Ce n’est pas vrai. Pour lutter contre Daech et la radicalisation de jeunes Français devenus assassins, il faut essayer de comprendre, d’expliquer. Quand Manuel Valls dit cette sottise, « expliquer c’est excuser », il se prive de moyens de lutter contre le terrorisme et ne propose qu’une solution sécuritaire qui menace nos libertés.
Y a-t-il urgence à réagir ?
Les citoyens doivent prendre position, dire qu’ils ne veulent pas de cette solution. Soyons positifs : la situation a changé depuis novembre. Les sondages n’ont peut-être pas beaucoup évolué, mais il y a eu des pétitions et des prises de position contre ces projets répressifs, comme celles de Pierre Joxe ou de Robert Badinter. Je pense qu’il y a une prise de conscience citoyenne qui s’élargit. Nous partons de bas mais je crois – j’espère – que nous allons réussir à élargir le champ des défenseurs de la liberté.