Crise migratoire : « Une faillite politique du projet européen »
Pour le spécialiste des migrations François Gemenne, l’absence d’une politique migratoire commune menace durablement l’Union européenne et laisse le champ libre aux discours de l’extrême droite.
dans l’hebdo N° 1393 Acheter ce numéro
Un mécanisme de répartition des réfugiés au point mort, des frontières qui se dressent au sein même de l’espace Schengen et d’interminables discordes entre États membres… Pour François Gemenne, spécialiste des flux migratoires, l’Europe doit passer à un système d’asile centralisé et créer des voies d’accès légales à l’espace européen.
Quel regard portez-vous sur l’action de l’Union européenne face à la crise migratoire ?
François Gemenne : Les réponses européennes vont de l’absurde à l’indécent. Aucune ne fonctionne et chacune est une sorte de bricolage improvisé dans l’urgence, je dirais même la panique. Aujourd’hui, -l’Europe n’avance que des réponses sécuritaires et inefficaces à terme. Elle renforce les frontières extérieures et tente de se défausser de ses responsabilités sur les pays tiers, comme la Turquie, parfois au prix de marchandages sordides. Sa logique, qui consiste à essayer de repousser le mouvement migratoire, de l’immobiliser à l’extérieur, ne peut fonctionner. Car, à l’heure actuelle, trop de forces politiques, économiques et environnementales poussent les gens à l’exil. L’Europe peut bien se donner comme objectif de lutter contre les passeurs, mais c’est elle qui crée les conditions de ce commerce. Tant que les frontières seront fermées aux milliers de gens qui essayent de les franchir, tant qu’on ne crée pas de voies légales pour entrer dans l’Union, ce sera un business florissant.
La seule esquisse de réponse politique un peu sensée à cette crise a été la proposition d’un mécanisme de répartition des réfugiés par quotas, portée par Jean-Claude Juncker et Angela Merckel. Mais les États n’en veulent pas. Pourtant, cette proposition me semble être une réponse élémentaire de solidarité et de coopération entre pays qui font partie d’un même espace politique.
La crise est donc surtout celle des réponses européennes ?
« Frontières », l’expo qui fait écho
L’exposition « Frontières » du Musée national de l’histoire de l’immigration nous confronte à ce qu’est l’enfermement des exilés. Angoisse, bagarres, attente nouée d’incertitudes… Les témoignages diffusés par l’œuvre sonore Capsules de rétention donnent le ton.
Suivent des photographies sans fard, entre les demandeurs d’asile cloîtrés dans la zone d’attente de Roissy et, en Ukraine, des conditions de rétention proches du milieu carcéral. Une grande sérigraphie fait aussi l’inventaire, alarmant, de ces lieux d’enfermement qui ont pullulé en France, de Nanterre à Rivesaltes en passant par les sous-sols du palais de justice de Paris. Conçus pour lutter contre l’immigration illégale, ils fonctionnent pourtant dans des conditions presque clandestines.
Les photos des « abris » de Sangatte finissent de donner l’image fantomatique d’hommes rendus invisibles par ces frontières intérieures. Une exposition tristement de son temps.
Jusqu’au 29 mai, au Musée national de l’histoire de l’immigration, Paris XIIe.
Célia Coudret
Faute d’avoir réfléchi ensemble, d’avoir abandonné un peu de souveraineté pour porter un projet politique commun, les pays européens se sont eux-mêmes piégés. L’Europe n’a pensé que le renforcement de ses frontières extérieures, justifié par la disparition des frontières intérieures. Mais jamais une frontière fermée n’a empêché quiconque de tenter de la franchir. Aujourd’hui, les frontières intérieures se renforcent à leur tour et menacent la libre circulation à l’intérieur de l’espace commun. C’est une faillite politique du projet européen.
Comment en est-on arrivé là ?
Depuis le milieu des années 1980, il s’est créé une unanimité pour considérer que l’immigration était un « problème » à résoudre. Dès -l’instant où, dans tous les pays européens, à gauche comme à droite, s’est imposée cette vision de l’immigration, on a tendu vers une Europe forteresse, sécuritaire et paralysée. Je suis effrayé de voir qu’on n’ose plus rien proposer aujourd’hui en matière de migrations, qu’aucune véritable politique d’immigration et d’asile n’est envisagée. Au niveau européen, parce qu’on anticipe la réaction de certains pays ; au niveau national, de peur de la réaction de l’opinion publique.
Les acteurs politiques ont renoncé à leur rôle de renouvellement et de transformation des opinions publiques par l’innovation et la proposition. On est dans une simple logique de gestion de crise, dans l’objectif de « limiter les dégâts ». C’est pour cela qu’en France, par exemple, les gouvernements de gauche et de droite appliquent la même politique strictement managériale vis-à-vis de l’immigration. Comme si les valeurs avaient totalement disparu de l’approche des flux migratoires. L’extrême droite est la seule à proposer un projet politique, terrible, en matière d’immigration. Et, de ce fait, c’est malheureusement elle qui impose son agenda politique et médiatique sur ces questions.
Cette crise migratoire pourrait-elle avoir un impact durable sur l’Union ?
Elle menace durablement l’UE parce que ce n’est pas vraiment une crise. Quand on parle de crise, on parle d’une période exceptionnelle, on parle de court terme. Or, ces importantes migrations vont se poursuivre. Quand bien même le conflit syrien serait résolu, cela ne résoudrait pas la question des migrations dans le monde. Cette problématique des flux migratoires aura de fortes conséquences sur l’Union européenne, parce qu’elle révèle son rapport à l’autre – ou plutôt son absence de rapport à l’autre. Aujourd’hui, on a une Europe repliée sur elle-même, qui cherche surtout à envoyer des signaux à ses membres plutôt qu’au monde. La question des réfugiés n’est que l’élément révélateur d’une crise politique bien plus large, dont la question migratoire ou le Brexit ne sont que des facettes différentes. Sans projet politique commun, sans espace commun, on risque de se retrouver dans une association qui ne repose que sur les petits intérêts économiques de chacun, sans volonté d’ensemble.