Notre-Dame-des-Landes : Les chevaliers du triton crêté
Sur le site du projet d’aéroport, un demi-siècle de gel foncier a considérablement profité à l’écosystème. Balade naturaliste à l’heure où la loi sur la biodiversité revient devant les députés.
dans l’hebdo N° 1394 Acheter ce numéro
Il pleut sur Nantes et sa région, et l’on comprend pourquoi les sols sont gorgés à Notre-Dame-des-Landes. L’imperceptible vallonnement du bocage peut incliner à en sourire, mais, hydrologiquement, il s’agit d’une « tête de bassin », sorte de -château d’eau. C’est plus clair sur une carte : de la zone d’aménagement différé – ZAD renommée « à défendre » par ses occupants illégaux depuis 2009 – sourdent une quinzaine de ruisseaux qui alimentent jusqu’à la Vilaine via l’Isac, ou la Loire via l’Erdre. Le moindre creux abrite une mare. L’embarras du choix. Sur leur carte d’état-major, les deux naturalistes choisissent de commencer par la « m171 ».
Une bestiole furtive file le long d’un fossé. « Campagnol roussâtre », annonce Franck Simmonet, spécialiste des mammifères. Six centimètres de long, c’est le seul corps d’importance qui se manifestera visuellement en quelques heures de balade dans la bruine. Pour le reste, c’est parole de naturaliste. Dans les rigoles, les trous d’eau, les prairies, les haies, les talus et les landes, la vie n’expose ses palpitations que par l’empilement patient de centaines d’heures d’observation, de préférence nocturnes et printanières, quand sonne la saison des accouplements. « Encore que… L’hiver a été tellement doux que la frontière n’est pas très nette cette année : les grands tritons [15 cm tout au plus] retournent déjà aux mares », indique Anne Lemoing, spécialiste des zones humides.
Troisième lecture pour la loi biodiversité
Après un premier passage devant l’Assemblée nationale et le Sénat, les députés examinent à nouveau la loi biodiversité à partir du 15 mars. L’enjeu, pour les défenseurs de la nature : rétablir les dispositions – que les sénateurs ont éliminées – interdisant la chasse des passereaux à la glu, l’usage des pesticides néonicotinoïdes ou le chalutage en eaux profondes. Tout en évitant de nouvelles régressions sournoises… telle cette disposition visant à dédouaner un industriel coupable d’une pollution survenue dans le cadre d’une activité légale, pour en faire porter la responsabilité sur les pouvoirs publics ! Le tollé s’annonçait, le gouvernement a vite retiré son amendement, qui instaurait le « contribuable-payeur » à la place du principe « pollueur-payeur », souligne l’avocat environnementaliste Arnaud Gossement.
C’est l’un des occupants des lieux qui a attiré un jour l’attention de François de -Beaulieu, sommité naturaliste de la Bretagne et de ses dépendances. « On voit des choses quand on se balade sur la lande… » Depuis que le projet d’aéroport a surgi, dans les années 1960, tout projet foncier a été gelé. Pas de travaux publics ni de lotissements, pas de drainage ni de remembrement. Un très dense réseau de haies a survécu, nids à passereaux, amphibiens, reptiles, insectes ou petits rongeurs. Les mares se vident et se remplissent au seul rythme des saisons. Et si la broussaille mange les prairies profuses en petites vies, autrefois entretenues par le broutage des moutons, c’est parce que la déprise agricole frappe à Notre-Dame-des-Landes comme ailleurs.
Franck Simmonet s’enfonce dans le sous-bois d’ajoncs d’Europe, de ronces, de bourdaines et de petits chênes tauzins, pour -examiner un étrépage, décapage de quelques mètres carrés pour voir ce qui repousse dans cette clairière test quand on ramène de la lumière sur les semences endormies dans le sol. Regain de la molinie bleue, des bruyères callune, cendrée, ciliée, tétralix, de l’ajonc nain. « On guette un retour de la gentiane pneumonanthe, que l’on n’a pas revue depuis les inventaires Znieff [zones naturelles d’intérêt écologique faunistique et floristique, NDLR] des années 1970. » À l’été 2014, sur une berge exondée, on repère une parente, la rare cicendie naine.
Fin 2012, les amoureux de la nature décident d’en avoir le cœur net, soupçonnant quelque trésor de biodiversité cachée. « Au premier appel à bénévolat, deux cents inscrits ! », se souvient Anne Lemoing. En une année d’arpentages dominicaux de ces « Naturalistes en lutte », la moisson est impressionnante. Sur 216 mares identifiées et 170 kilomètres de haies, « dont 114 sur talus oligotrophes [^1] », leur rapport, remis fin 2014, recense 439 espèces de plantes et de mousses, plus de 1 300 invertébrés, une centaine d’espèces d’oiseaux, dix pour les amphibiens, huit chez les reptiles. « Exceptionnel, souligne Franck Simmonet. Non dans l’absolu, mais par contraste : tant de zones semblables ont été massacrées. »
Et la démonstration ridiculise AGO Vinci, le concessionnaire du projet d’aéroport, dont le bureau d’études qu’il a mandaté n’a pas « vu » 40 % d’habitats d’intérêt communautaire, 24 espèces d’oiseaux et une demi–douzaine d’espèces protégées, dont le triton de Blasius, issu du croisement opportuniste entre la variété marbrée – « dont la population locale est très importante à l’échelle du département », souligne Anne Lemoing – et son cousin crêté, qui trouve ainsi à s’assurer une descendance quand sa population souffre d’insuffisance numérique. « Les trois espèces sont globalement rares et protégées, justifiant à elles seules un classement Natura 2000 de la zone. Imperméabiliser deux mille hectares pour un aéroport… L’impact n’a même pas été évalué ! », s’offusquent les naturalistes.
AGO Vinci inaugurerait ici à grande échelle un principe de « compensation » consistant à reconstituer plus loin une superficie de zones humides équivalentes à celles qui auront été détruites. Ils se regardent d’un air entendu. « Il faudrait un siècle pour rétablir les fonctions naturelles du lieu… »