Qui gère la com’ de Nuit debout ?
Un débat parfois houleux entoure la gestion des comptes Twitter et Facebook de Nuit debout. En jeu, deux visions du mouvement, de la gauche et de la démocratie.
Nuit debout a sa télé, sa radio et tous les outils «d’auto-média» pour servir de contre-communication à une couverture médiatique parfois viciée. Des outils gérés collectivement, «avec un trésor d’organisation et d’énergie, dans une relation franche et sans suspicion», s’émerveille un membre actif de l’organisation.
Le mouvement vit en revanche un débat houleux sur la gestion de sa communication sur les réseaux sociaux (Facebook et Twitter{: target= »blank » }), outils ô combien stratégiques.
Une communication « de bisounours » ?
«Bientôt, on aura des photos de fleurs sur Twitter !» ironise Iwan, l’un des initiateurs du mouvement. Vendredi 15 avril, c’est lui qui est intervenu en assemblée pour poser publiquement la question de l’animation de ces outils, qui ont atteint une audience non négligeable (36.000 suiveurs sur Twitter et 109.000 sur Facebook). «Il y a des messages de bisounours tous les jours», déplore le militant. Rejoint après son intervention par une poignée de manifestants venus lui témoigner leur soutien, il précise :
Il y a plein de trucs qui sont dits lors des prises de paroles, mais qu’on ne retrouve pas sur les réseaux sociaux.
«Un soir, je recevais des informations sur mon téléphone faisant état d’une manifestation réprimée, dans Paris, ajoute une quadra, agacée. J’ai voulu vérifier sur Twitter, mais je n’ai trouvé que des “punchlines“ sur François Hollande, avec le hashtag #MoiDebout.»
Le «média center» assume : il s’agit d’un choix délibéré. Peu relayés, les affrontements entre les manifestants et la police ne font pas partie de la stratégie de communication de ce petit groupe qui gère le contenu de tous les messages diffusés sur les réseaux sociaux depuis le 31 mars.
«Ce qu’on écrit sur Twitter et Facebook influe sur ce qui se passe sur la place. En parlant de la police, tu crées de la panique. C’est ce qui s’est passé en 2011 avec le mouvement des indignés», raconte «Tom» un militant déjà engagé à l’époque, qui préfère rester anonyme.
Notamment inspiré des méthodes mises en place par les indignés espagnols, le «média center» conçoit les réseaux sociaux comme une vitrine. « Nous voulions construire une trame narrative positive du mouvement et parler de ce qui se passe sur les places publiques, pas des violences qui se déroulent dans les rues adjacentes. Nous voulions donner de la matière aux médias, en dehors des dépêches AFP ou des images de BFM TV», assure Baki Youssoufou, un des membres actifs du «média center». «Ça marche et c’est ce qui a permis de développer Nuit debout», fait valoir Tom.
La question est éminemment politique. Elle met en lumière deux visions du mouvement, qui cohabitent depuis les premières heures et qui travaillent la gauche au corps depuis des années. D’un côté, les partisans d’un mouvement «citoyen» très horizontal, une «démocratie réelle» qui donne la parole à tout le monde. De l’autre, les tenants d’une convergence de luttes{: target= »blank » style= »line-height: 1.42857; background-color: rgb(255, 255, 255); » } sur une ligne politique plus clairement anticapitaliste. Celle des initiateurs de l’appel pour une « nuit rouge »{: target= »blank » style= »line-height: 1.42857; background-color: rgb(255, 255, 255); » }, le 31 mars, devenu progressivement «nuit debout». L’alliage des deux a donné sa force au mouvement, mais la question de la communication rend soudain concrète une différence de vision stratégique.
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À qui appartient nuitdebout.fr ?
Pour éviter que n’apparaisse une dissension, plusieurs membres du mouvement demandent donc au «média center» de jouer le jeu de la transparence. «On veut qu’ils se présentent et que leurs réunions soient accessibles comme n’importe quelle commission», écrit une militante sur Twitter.
Le «média center» a été créé quelques jours avant le premier rassemblement par des militants des «mouvements citoyens». «On a averti les membres de la convergence des luttes [initiateur de l’appel]. Ils nous ont fait confiance et nous ont même envoyé du monde», explique Benjamin Ball, activiste bien connu de la sphère militante parisienne, engagé dans tous les mouvements citoyens depuis une dizaine d’années (les Enfants de Don Quichotte , le No Sarkozy Day en 2010, les Désobéissants et Nouvelle donne notamment) et initiateur du mouvement des indignés français en 2011.
Devant le succès inespéré de la première «Nuit debout», ce groupe a créé une page Facebook, dont il conserve aujourd’hui les codes d’accès malgré les demandes. «Ce sont des comptes qui ont énormément de suiveurs, avec des statistiques délirantes», pointe Tom. Difficile donc d’en donner les codes d’accès trop largement.
Les membres du «média center» ont également dû éclaircir leur jeu concernant le site nuitdebout.fr qu’ils animent, et qui cohabite avec le site convergence-des-luttes.org. Le nom de domaine a été acheté le 1er avril, au lendemain du premier rassemblement{: target= »blank » } par la société Raiz, dont le propriétaire, Baki Youssouphou, est un professionnel de la mobilisation, ancien président de la Cé, syndicat étudiant proche de la CFDT, et fondateur en 2013 du site de pétition en ligne Wesign.it. Le site a utilisé son réseau pour promouvoir une pétition de soutien à la Nuit debout qui a recueilli 80 000 signatures.
Que vient faire Raiz, une entreprise de community management, dans le mouvement ? «Rien», assure Baki Youssoufou, qui conteste toute mainmise sur le site et les outils web du mouvement :
Nous en avions parlé au sein du «média center». J’avais de l’argent, et je ne voulais pas acheter le nom de domaine en mon nom ou au nom des associations dont je suis membre. C’était la solution la plus simple.
«Il n’y a aucun intérêt privé, assure aussi Jean, camarade du «média center». Nous sommes tous bénévoles, comme n’importe quel membre de commission. La société Raiz n’a fait qu’acheter un nom de domaine». Or pour créer un site web, il faut non seulement un nom de domaine, mais également un logiciel de gestion du domaine (DNS) et un serveur. Ces deux derniers sont désormais, selon Baki et Jean, entre les mains, notamment, de certains membres de la Quadrature du net, une association «de défense des droits et libertés des citoyens sur internet».
Discuter avec « les cryptofascistes » ?
Troisième point de débat, l’attitude à adopter face à l’extrême droite et toutes les nébuleuses de la sphère complotiste, qui tentent de s’immiscer dans les assemblées de nuit debout. Une préoccupation unanimement partagée, notamment face à l’hystérie médiatique soulevée par la visite d’Alain Finkelkraut samedi soir.
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«Tous les jours, on repose le problème de laisser entrer les Soraliens, les cryptofascistes, les rouge-bruns et leurs idéologies», dénonçait Iwan devant l’assemblée vendredi soir. Les membres du «média center», «les ont laissés entrer dans le mouvement des indignés et ont permis que les débats soient pourris par ces cryptofascistes.» (…) «Nuit debout est un mouvement politique, de gauche, antifasciste, anticapitaliste, anti-homophobe, antisexiste, et j’en passe».
C’est là un grief récurrent de la gauche envers les mouvements «citoyens». Il leur est reproché leur manque de clarté idéologique, un certain « confusionnisme » qui inquiète. « Nous passons nos journées à retirer de Facebook des messages de complotistes ou de l’extrême droite, rétorque Tom. Les fachos sont extrêmement présents sur internet. » Le débat, jugent ces partisans de la « démocratie réelle », doit toutefois rester aussi ouvert que possible. « N’importe qui doit pouvoir s’exprimer en assemblée, sauf si c’est un mouvement constitué d’extrême droite ou un porte-parole identifié », justifie Benjamin Ball, qui a hérité d’une réputation calamiteuse dans le petit milieu militant parisien (1), à cause de son hyper-activité parfois hors du terrain idéologique traditionnel de la gauche (le Manifeste du 11 janvier, débats avec des militants d’extrême droite). « Chacun a le droit, s’il se présente comme un simple être humain, de dire des conneries et d’être contredit, poursuit-il. Ce qui gêne la gauche française, c’est que je refuse les ennemis de classe. Nous sommes beaucoup plus inspirés par Gandhi ou Mandela que par [la révolution bolchevique de] 1917.»
Sa ligne, qui passe notamment par l’abandon du clivage gauche-droite est suivie par une partie des participants à Nuit debout, à en juger à l’applaudimètre.
Mettre les arrière-pensées de côté
La plupart de nos interlocuteurs montrent un souci manifeste de ne pas laisser ces dissensions diviser un mouvement hétéroclite par essence. D’autant que certains médias guettent désormais assidûment «le moindre faux pas», témoigne un des initiateurs du mouvement. Les réseaux sociaux de Nuit debout diffusent davantage de messages politiques et les invectives se sont apaisées, même si les comptes Nuit debout «alternatifs» ont fleuri. Ce que les uns et les autres s’attachent désormais à dissiper, ce sont les arrière-pensées qui risquent d’alimenter des soupçons de récupération réciproques, notamment dans la perspective des élections de 2017. Plusieurs processus électoraux ont en effet été engagés à gauche, chacun avec une dose plus ou moins importante de «citoyens».
Les deux visions de Nuit debout restent « complémentaires et conciliables », assure Benjamin Ball, «du moment que chacun reste dans la poursuite d’un objectif affiché. Je ne vais pas cacher mon engagement, avant même Nuit debout, pour laprimaire.org (2). La stratégie est publique, comme celle des militants du Parti de gauche avec Jean-Luc Mélenchon. Cela ne doit pas interférer avec l’action à Nuit debout».
Autrement dit, il faudra mettre en sourdine les guéguerres militantes, dans une période pré-électorale qui devient électrique. «Toutes les différentes forces travaillent main dans la main, veut aussi croire Camille Moulin, et lorsqu’on lit les comptes-rendus des assemblées, on s’aperçoit qu’il y a une cohérence et un vrai contenu politique de gauche.»
La définition d’un agenda doit aussi permettre de dépasser les différences. Deux dates ont été cochées : le 1er mai et le 15 mai, journée mondiale qui marque l’anniversaire d’une des plus importante manifestation du mouvement des Indignés espagnols, en 2011. Elle sera préparée les 7 et 8 mai par un meeting regroupant des militants du monde entier et des mouvements d’occupation des places publiques.
- Lire le portrait de Streetpress : http://www.streetpress.com/sujet/1448648139-benjamin-ball-militant-jedi-indignes
- À ne pas confondre avec “Notre primaire”, appel lancé le 11 janvier dans Libération par une cinquantaine d’intellectuels et d’élus, pour regrouper les partis, du PS au PCF en passant par EELV.
À lire > La folie des primaires{: target= »_blank » style= »line-height: 1.42857; background-color: rgb(255, 255, 255); » }