La France va-t-elle vraiment mieux ?
Les tentatives du gouvernement pour mettre en valeur le bilan présidentiel sont tombées sur un os : l’acharnement des syndicats et des travailleurs en lutte contre le recul des droits sociaux.
dans l’hebdo N° 1402 Acheter ce numéro
Puisqu’ils vous disent que tout va bien ! La colère sociale ? Les sondages désastreux sur Hollande ? La fronde parlementaire ? La faute aux « quiproquos » et aux « préjugés », a asséné Jean-Christophe Cambadélis lundi 2 mai. Dans une petite salle bondée de la rue de Solférino, il présentait, lors d’une conférence de presse organisée avec le très hollandiste patron des députés socialistes, Bruno Le Roux, la nouvelle campagne de com’ du gouvernement. Une semaine après le raout raté « Hé oh la gauche ! », par Stéphane Le Foll, et deux semaines après l’appel au rassemblement dans une « Alliance populaire » (lancé par le même Cambadélis), tout cela fleurait bon l’opération de la dernière chance. Une ultime tentative de sauvetage pour François Hollande en ces temps où « nous constatons un contraste évident entre les mesures prises par le gouvernement et le regard porté par une majorité de Français et les médias », a déploré, derrière son pupitre, le premier secrétaire.
Quelques jours avant, vingt-trois parlementaires signaient une tribune intitulée « Oui, la France avance », dans laquelle ils assuraient : « Ce n’est pas un mantra, c’est un constat. » Et sans faire basculer le pays dans « cette potion amère que d’autres pays de la zone euro ont eu à subir _: une cure d’austérité ». « C’est une sorte de coup de gueule, mais pas comme les frondeurs_, se justifie Frédérique Espagnac, sénatrice des Pyrénées-Atlantiques. Les résultats des réformes ne sont pas tous visibles immédiatement, et beaucoup n’avaient pas perçu les avancées du pays, mais nous, on le ressent sur le terrain. » Ce don de voyance ne les empêche pas de suivre aveuglément la ligne de conduite dictée par leur mentor présidentiel le 14 avril, dans l’émission « Dialogue citoyen », sur France 2. Ne seraient-ils pas quelque peu déconnectés de la réalité ?
Soupirs, ricanements, haussements de sourcils, larmes aux yeux… Voici un aperçu de l’éventail des réactions à l’évocation de l’affirmation présidentielle « La France va mieux ». Dans le cortège de manifestants du 1er Mai, cette provocation est prise au sérieux. Une militante CGT confie son combat aux prud’hommes et sa difficulté à payer les factures. « La France ne va pas mieux, s’écrie-t-elle, les yeux embués. Nous, nous sommes sur le terrain. Eux, ils voient ça de loin. Les fruits, on les regarde chez le marchand, mais on ne les achète jamais, car c’est trop cher. »
Un peu plus loin, un groupe de femmes déploie une banderole pour parler de ces métiers qu’on oublie trop souvent. « Caissières, vendeuses, aides à domicile, femmes du nettoyage… Assez d’être précarisées et mal payées ! » s’étale en lettres multi-colores pour qu’aujourd’hui on les remarque enfin. « Nous travaillons avec des femmes des milieux populaires confrontées quotidiennement à la précarité et aux abus du patronat, dénonce Ana Azaria, présidente de l’organisation de femmes Égalité. Les femmes n’ont que la loi pour se défendre, mais seulement si c’est la même pour tous. Cette loi El Khomri incite à légiférer par entreprise, et je crains qu’elle n’engendre encore plus de surexploitation. »
Il semblerait que les parlementaires et les travailleurs aient deux perceptions bien différentes du terrain. La baisse du chômage, la hausse de la croissance, le retour des investissements dans les entreprises et la signature de contrats à 34 milliards de dollars pour des sous-marins d’attaque n’effacent pas les dettes des ménages. L’abîme entre les chiffres de macroéconomie, les ambitions politiques et le quotidien des Français se creuse encore. Leur moral ne remonte pas, contrairement à leur envie de faire éclater leur colère au grand jour. « Je ne savais pas que la France allait mieux ! On continue à se mobiliser car, certes, il y a plus de profits et de dividendes, mais la réalité, c’est le chômage et la précarité, analyse Éric Beynel, porte-parole de l’Union syndicale Solidaires. Nous sommes dans une France qui va mal, paupérisée, fragilisée… Le mal-vivre s’est répandu, et la loi travail a été le détonateur de ce mouvement social en marche depuis le 9 mars. »
Dernièrement, le projet de loi El Khomri avait un peu disparu des débats et des manifestations, au profit d’une grogne générale contre le gouvernement et le système. D’ailleurs, Myriam El Khomri n’était plus la star des slogans entonnés notamment par les étudiants, laissant la place au combo -Hollande-Valls-Macron. « La loi travail et son monde », nouveau mot d’ordre des mobilisations, appelle naturellement à la convergence des luttes et s’adresse à la multitude de secteurs prêts à batailler : intermittents, cheminots, agents hospitaliers, chômeurs, retraités, étudiants, etc.
« Quelle France va mieux ? La France d’en haut va très bien, les bénéfices du CAC 40 se portent bien, mais tout cet argent provient bien de quelque part : de la pression sur les salariés, de la perte de nos droits, indique Gabriel, cheminot à la gare Saint-Lazare et syndiqué chez SUD-Rail. Et les cheminots sont dans le viseur, car nous nous battons contre cette loi travail et le décret socle qu’on veut nous imposer ! » Prévu pour le mois de juin, ce dernier aspire à aligner les conditions de travail des cheminots avec celles des compagnies privées, préparant ainsi l’ouverture à la concurrence en 2020. Ils envisagent de lancer une grève reconductible le 18 mai et comptent être suivis par d’autres dans « ce sprint final ».
« Dans les hôpitaux, ça ne va pas mieux en tout cas. Nous sommes étranglés par les plans d’austérité depuis la loi Bachelot de 2003. L’hôpital se transforme en entreprise, et les soins deviennent des produits qui se financent. Comme l’argent a du mal à rentrer, les -directeurs tapent sur le personnel, qui représente 70 % du budget », assène Céline, infirmière à l’hôpital Lariboisière, qui se bat avec ses collègues de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) contre le plan Hirsch depuis plus d’un an. Ce plan prévoit notamment une réforme du temps de travail entraînant la disparition des RTT et la suppression de quelques minutes de travail par jour, alors que tous les hospitaliers font déjà plus d’heures que prévu. Suivis par un seul syndicat, SUD-Santé, ils ont créé AP-HP Santé indignée, un collectif inter-professions médicales et inter-établissements pour organiser des actions communes. Nuit debout a permis de donner un nouveau souffle à leur lutte.
Même regain d’enthousiasme chez les salariés du technocentre de Renault à Guyancourt, qui ont accueilli les « nuitdeboutistes » et les étudiants le 19 avril dernier sur leur site. Une aide bienvenue car, « même si le mouvement continue, personne n’est encore prêt à appeler à une grève reconductible chez nous », précise Christian, salarié de l’usine. Et ce malgré la menace d’un nouvel accord de compétitivité pour septembre, juste après l’adoption (en théorie) de la loi travail. À les écouter, on croirait que Nuit debout remplace peu à peu les organisations syndicales traditionnelles, lorsqu’il faut passer des revendications à l’action. La nécessité d’une grève générale fait l’unanimité chez eux. Ils continuent donc à se mobiliser pour fédérer de plus en plus de secteurs jusqu’à paralyser l’économie nationale, comme l’espère l’appel « On bloque tout », qui, depuis son lancement, a recueilli plus de 1 400 signatures. Cette France-là ne va pas mieux, mais l’envie de faire tomber la loi El Khomri « et son monde » se porte à merveille.
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