L’obsession récurrente du Figaro magazine

L’enquête du Figaro magazine, décrit la ville de Saint-Denis comme un « Molenbeek-sur-Seine ». Les habitants scandalisés se sont mobilisés sur Internet pour défendre leur ville et leur département ou pointer les erreurs du journal.

Vanina Delmas  • 24 mai 2016
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L’obsession récurrente du Figaro magazine
© Capture d'écran de la Une du Figaro magazine

Molenbeek, Saint-Denis, même combat ? C’est l’idée qui ressort de l’enquête publiée dans Le Figaro magazine du vendredi 20 mai. La Une donne le ton. Sur le parvis de la basilique de Saint-Denis, la nécropole des rois de France, deux jeunes filles en hijab, visiblement de passage. Le titre est tapageur : Molenbeek-sur-Seine. Le sous-titre, sans équivoque : L’islamisme au quotidien. Cela a suffit pour déclencher une vague d’indignation sur les réseaux sociaux car Jean-Christophe Buisson, directeur adjoint du Figaro Magazine, avait tweeté la Une dès le mercredi 18 mai.

À l’intérieur du magazine, le dossier de dix pages s’ouvre sur six photos montrant des femmes voilées (parfois intégralement) au marché ou allant chercher leurs enfants à l’école, des hommes priant dans la mosquée Tahwid, rue de la boulangerie, et sur le trottoir le vendredi, une boutique spécialisée en « robes traditionnelles ». Une des légendes affirme que « les rues du centre-ville sont désormais investies ouvertement par les islamistes les plus radicaux », et l’introduction parle de « quartiers devenues des zones de non-droit, où communautarisme et islamisme creusent leur sillon. » Et les témoignages s’enchaînent : le maire de la ville, le préfet du département, Malek Boutih, député PS, Sarah Oussekine, présidente de l’association Voix d’Elles rebelles, le père Courtaudière, des responsables de la mosquée, des fidèles, des étudiantes de Paris VIII, des habitants… Dans l’article, Saint-Denis est présentée comme une ville aux mains des « plus radicaux du salafisme », où « on trouve de plus en plus de boutiques de vêtements islamiques » et où il serait difficile de se fournir en viande non-halal en dehors des jours de marché.

Un fact-checking en deux clics

Cette dernière allégation, déclarée par le père Courtaudière, prêtre à Saint-Denis depuis treize ans, a particulièrement interpellé les Dionysiens. L’un d’entre eux a mené sa propre enquête lors d’une simple balade en centre-ville filmée et postée sur Youtube. Il montre des boucheries traditionnelles et des rayons de Franprix remplis de viande non-halal, même en dehors des jours de marché. Précision importante : le marché a lieu trois jours par semaine à Saint-Denis (mardi, vendredi, dimanche). Un fact-checking en bonne et due forme, également réalisé dimanche 22 mai par Widad Kefti, journaliste indépendante, et Sihame Assbague, militante, via Périscope et Twitter, avec le hashtag #ContreEnqueteWS.

Avec l’aide de la Twittoshpère, elles ont notamment retrouvé Loïc, que Nadjet Cherigui, la journaliste du Figaro, présente comme un « tout jeune converti » à l’islam, et tient des propos angoissants à propos de l’atmosphère pesante de la mosquée. On le retrouve en photo, vêtu d’une djellaba, d’un keffieh et de grosses lunettes de soleil. Lors de la contre-enquête, il affirme que la journaliste a transformé les questions qu’elle a posées en réponses et qu’elle n’a pas respecté sa volonté de retirer la photo. « La photo, c’était juste un délire, précise-t-il. Et en plus, là c’est la tenue du vendredi ». Les deux enquêteuses devraient publier l’intégralité de leurs trouvailles dans les prochains jours.

Nadjet Cherigui a expliqué sa démarche et le choix de ce titre dans une vidéo du Figaro TV. « Ce sujet n’a pas pour objet de pointer du doigt la ville de Saint-Denis, c’est juste la parole des habitants, des musulmans qui s’inquiètent des dérives », déclare-t-elle.

Des habitants offensés

Les habitants de la ville n’ont pas perdu de temps pour exprimer leur émotion. Des chercheurs, écrivains, militants ou simples citoyens ont publié une tribune dans Libération, le 20 mai : « Notre ville, nous l’aimons, et nous avons choisi d’y vivre pour ce qu’elle est vraiment, et pour ce qu’elle représente. […] Une ville qui, malgré la dégradation des services publics (caisse d’allocations familiales, poste, Pôle Emploi…), tient bon et tente de construire une mixité culturelle, sociale et intellectuelle.» Certains ont écrit leur indignation sur un blog, d’autres sont spontanément descendus dans la rue et des jeunes se sont rendus à la rédaction du Figaro pour échanger avec des journalistes, mais en vain, comme le raconte le Journal de Saint-Denis. Le maire communiste de Saint-Denis, Didier Paillard, se dit choqué par la Une, dans un entretien accordé au Parisien. « Nous réduire à une fabrique de salafistes est un peu simpliste », a-t-il déclaré. Mais il a finalement renoncé à porter plainte contre Le Figaro, comme il l’avait évoqué dans un communiqué de presse.

Aline Archimbaud, sénatrice de Seine-Saint-Denis, dénonce également cette « vision caricaturale et stigmatisante ».

La Seine-Saint-Denis connait un certain nombre de difficultés. Les habitants de ce département doivent notamment se battre contre plusieurs formes d’extrémismes dont l’extrême droite et l’islamisme radical, reconnaît-elle. Nous avons nos « bandits » et il s’agit de regarder nos difficultés en face, sans les nier, ainsi que d’être ferme sur le racisme et la barbarie djihadiste. Mais les articles comme celui-ci sont une insulte pour ce territoire où l’immense majorité des habitants défend la République et le vivre ensemble.

C’est justement pour lutter contre les peurs et déconstruire les préjugés qu’elle participe à l’Observatoire de la fraternité, crée en avril 2016 dans le département.

>> À lire : Un observatoire de la fraternité en Seine-Saint-Denis

Waël Sghaier, «touriste professionnel né en Seine-Saint-Denis» a fait le tour de la Seine-Saint-Denis en 2014 pour la (re)découvrir et sortir des clichés. Dans un texte plein d’humour publié sur le blog Enlarge your Paris, il invite Le Figaro à l’accompagner dans sa prochaine escapade cet été : « Je te ferai rencontrer des habitants qui se bougent, promet-il au journal. On pourra même visiter des lieux classés « monument historique », manger dans des restaurants gastronomiques et parler nature, pêche, économie, tout ce que tu veux. Tu es tenté ? » Pour le moment, il n’a reçu aucune réponse de la rédaction. Radio Campus Paris consacre d’ailleurs la première partie de son émission «La Matinale de 19h» mercredi, aux réactions des habitants de Saint-Denis et aux _«bons côtés du 93» qui est totalement occulté par cette enquête.

Cette affaire n’est pas sans rappeler la colère des habitants de La Villeneuve, à Grenoble, après la diffusion d’un reportage d’«Envoyé spécial», en 2013. La journaliste, Amandine Chambelland, présentait une seule facette du quartier : scènes de caillassage, trafic de stupéfiants et d’armes, familles recluses… Un collectif d’habitants avaient lancé une pétition et attaqué France télévision pour diffamation. Il avait finalement été débouté.

>> À lire : Quand la Villeneuve crève l’écran

Le Figaro magazine s’est peut-être cru autorisé à maintenir cette comparaison entre Saint-Denis et Molenbeek après les propos du ministre de la Ville, Patrick Kanner, qui en mars estimait qu’« une centaine de quartiers en France » présentaient « des similitudes » avec la ville belge. Mais c’est oublier tous les bienfaits du multiculturalisme et la solidarité présents à Saint-Denis.

>> À lire : Le taureau par les cornes

>> À lire : Saint-Denis, banlieue-monde

Quoi qu’il en soit, ce n’est pas la première fois que le magazine de la bourgeoisie chic joue à faire peur à ses lecteurs. En octobre 1985, déjà, le supplément hebdomadaire du Figaro faisait sa couv’ sur une Marianne voilée et se demandait si nous serions encore français en 2015. L’histoire s’est chargée d’infirmer ses statistiques démographiques bidon. Ce qui n’empêche pas le titre, qui a depuis fait des émules, de récidiver périodiquement.

© Politis
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