« Une augmentation de la précarité »

Plutôt qu’une baisse durable du chômage, les chiffres montrent une recrudescence des emplois à temps réduit, explique l’économiste Sabina Issehnane.

Erwan Manac'h  • 4 mai 2016 abonnés
« Une augmentation de la précarité »
© Jean-Sébastien Evrard/AFP

Les « bons » chiffres du chômage doivent être relativisés, estime Sabina -Issehnane, économiste au Centre d’études de l’emploi. Selon elle, un nombre croissant de salariés français ne parvient pas à vivre décemment de son travail.

Peut-on prendre au sérieux les bons chiffres du chômage ?

Sabina Issehnane On note certes une diminution du nombre de chômeurs en catégorie A – ceux sans aucune activité – mais, lorsqu’on regarde les statistiques sur un an, la baisse n’est que de 0,5 %. Il s’agit davantage d’une stabilisation.

Surtout, cette légère diminution s’accompagne d’une augmentation de la précarité, en raison d’une recrudescence des emplois à temps réduit. Les frontières deviennent de plus en plus floues entre chômage et emploi. De fait, un nombre croissant de chômeurs navigue entre des périodes de chômage et des emplois à temps réduit. Les catégories concernant les personnes en activité réduite ont augmenté de 2 à 3 %. Sur un an, ce chiffre monte à 5 % pour les catégories B (qui ont travaillé moins de 78 heures par mois) et à 10 % pour les catégories C (plus de 78 heures de travail).

C’est une tendance de fond : le nombre d’emplois précaires a triplé depuis le début des années 1990. Depuis la crise de 2008, il a augmenté de plus de 80 %. Or, le problème de ces emplois à temps réduit est que, la plupart du temps, ils ne permettent pas aux travailleurs de subvenir à leurs besoins.

Ces emplois précaires peuvent-ils conduire vers des emplois durables ?

Tout dépend de la conjoncture économique. Si l’économie évolue négativement, les premiers emplois détruits seront les contrats précaires, intérim ou CDD. Il faut aussi tenir compte de l’effet d’« enfermement » que nous observons avec ce type d’embauche : une partie de la population se retrouve bloquée dans des contrats courts ou à temps réduit et se voit contrainte de les multiplier. C’est le cas notamment des fameux « CDD d’usage ». Créés en 1990, ils ont été généralisés à beaucoup de secteurs et représentent aujourd’hui la moitié des embauches signées en CDD. Ils sont renouvelables sans limites et ne comportent ni prime de précarité ni période de latence entre deux contrats.

De ce point de vue, le droit du travail est donc loin d’être rigide, comme on aimerait nous le faire croire. Pour les travailleurs qui entrent dans l’emploi en CDD d’usage, la récurrence en CDD est plus importante.

Le Medef propose de baisser de façon dégressive la durée des allocations -chômage pour les chômeurs de 50-55 ans qui ne justifient pas d’une recherche d’emploi. Ou encore de diminuer le montant des allocations si le taux de chômage global baisse. Qu’en pensez-vous ?

Diminuer les allocations répond à une vision comptable à court terme. Nous savons que l’assurance chômage est un élément majeur du maintien de la demande [par la consommation, NDLR] et donc de l’activité économique. Or, le problème majeur des entreprises est qu’elles enregistrent une demande trop faible. On sait, par exemple, qu’un des éléments ayant permis à la France de ressentir moins brutalement les effets de la crise de 2008 est notre système de protection sociale, qui a soutenu le maintien de nos revenus. Réduire les -allocations-chômage a donc, sur le long terme, un effet catastrophique pour l’économie et pour les futures créations d’emplois.

Il faut également rappeler que la dégressivité des allocations a déjà été mise en place en France de 1992 à 2001 et qu’elle n’a eu aucun effet sur le retour à l’emploi des chômeurs : les économistes de tous bords le reconnaissent. Le seul résultat de cette politique a été la diminution du nombre de demandeurs d’emploi couverts par l’assurance chômage. Aujourd’hui, moins de la moitié de ceux-ci touchent une allocation (40 %).

En réalité, ces propositions du Medef s’inscrivent dans une opération de chantage visant à forcer le gouvernement à voter la loi travail. Le patronat menace de se retirer des négociations de l’assurance chômage ou d’exiger des mesures qu’il n’a jamais pu faire passer auparavant.

Le gouvernement envisage de taxer davantage les CDD, ce qui divise la majorité. Est-ce une bonne solution ?

Ce point a déjà été testé en 2013, sans effet significatif sur la précarisation du travail, hormis une réduction de la durée moyenne des CDD. Cette mesure répond à l’idée que la stratégie des entreprises se décide en fonction des incitations financières. Or, les faits montrent que c’est loin d’être une évidence. Les 40 milliards de baisses d’impôt [du pacte de responsabilité, NDLR] n’ont pas créé le million d’emplois escompté. Les incitations financières sur les bas salaires existent depuis les années 1990 et elles n’ont pas produit d’effets substantiels. Ces réformes ne sont pas nouvelles et elles ne fonctionnent pas. Chaque fois, on nous dit qu’on n’a pas été assez loin, mais la facture des cadeaux offerts aux entreprises sans contrepartie s’élève désormais à des dizaines de milliards d’euros !

Pour limiter les contrats précaires, il faut commencer par légiférer : limiter les CDD d’usage, protéger les salariés par la réglementation, redonner du pouvoir à l’inspection du travail pour limiter les licenciements, ne pas plafonner les indemnités de licenciement. Bref, c’est par la loi qu’on arrivera à limiter les contrats précaires.

Que pensez-vous des propositions du député -Christophe Sirugue sur « l’harmonisation » des dix minima sociaux par une allocation unique d’environ 400 euros ?

Généraliser l’attribution des minima sociaux aux moins de 25 ans serait un progrès. En effet, les étudiants et les jeunes qui recherchent un emploi sont sans protection : ce n’est pas acceptable dans un pays qui figure parmi les plus grandes puissances mondiales et demeure plus riche qu’auparavant malgré sa croissance économique faible.

En revanche, concernant -l’allocation dite « universelle », il faut faire attention à ce que cela ne conduise pas, comme le défendent certains ultralibéraux, à supprimer l’ensemble des autres allocations existantes et à ramener toute la protection sociale au niveau du RSA-socle, qui est de 500 euros par mois. Nous serions loin alors d’une allocation universelle telle qu’elle est défendue par la gauche.

La croissance redémarre au premier -trimestre (0,5 %) ainsi que la consommation des ménages (+1,2 %). Pensez-vous que la France va mieux ?

C’est impossible à savoir. Nous constatons une amélioration de l’activité économique, mais nous ne savons pas si elle sera durable. Il faudrait que le gouvernement mette en place, d’ici à la fin de son mandat, une véritable politique de transition écologique qui réponde à des besoins humains et sociaux dans l’éducation, la dépendance et la santé. C’est cela qui permettrait véritablement de créer des emplois. Hélas, on en est loin. La France ne se donne pas les moyens de créer véritablement des emplois et d’améliorer durablement l’activité économique.

Société Travail
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