Casseurs, violences policières… Le soupçon

Le gouvernement laisse-t-il le champ libre aux autonomes pour discréditer le mouvement de protestation contre la loi travail et justifier son discours sur l’interdiction des manifestations ? Après la manifestation parisienne du 14 juin, la question est posée.

Michel Soudais  • 22 juin 2016 abonné·es
Casseurs, violences policières… Le soupçon
© DOMINIQUE FAGET/AFP

Ce n’est pas tout à fait une interdiction. Mais déjà un ultimatum. Lundi 20 juin, la préfecture de police de Paris a invité, « à la demande » du ministre de l’Intérieur, les syndicats opposés à loi travail à « trouver un accord sur un rassemblement statique » le jeudi 23 plutôt qu’un défilé entre Bastille et Nation, faute de quoi elle « sera dans l’obligation d’interdire » leur manifestation. En réponse, et pour mettre le gouvernement au pied du mur, les syndicats ont annoncé qu’ils maintenaient leur demande de parcours. « Tant que ce n’est pas interdit, c’est autorisé », a commenté Benoît Clément, de Solidaires Paris.

Accès d’autoritarisme

« Ces manifestations ne peuvent plus durer », avait affirmé Manuel Valls, au lendemain de la manifestation nationale du 14 juin. De cette importante mobilisation qui avait vu des centaines de milliers de personnes, venues de toute la France, défiler entre la place d’Italie et l’esplanade des Invalides pour demander le retrait du projet de loi El Khomri, le Premier ministre n’a retenu que les violences et dégradations. Histoire de décrédibiliser un mouvement qui dure depuis près de quatre mois et auquel il n’entend rien céder. La menace du Premier ministre d’interdire les manifestations prévues les 23 et 28 juin avait été appuyée par François Hollande, qui, en conseil des ministres, a averti qu’il n’y aurait plus d’autorisation de manifester si la préservation des « biens et des personnes » ne pouvait être « garantie ».

Pour justifier ce nouvel accès d’autoritarisme, le gouvernement s’est lancé dès le soir du 14 juin dans une bataille d’opinion visant à rendre la CGT responsable des destructions et violences des casseurs. Le Premier ministre a ainsi assené sur France Inter que « le service d’ordre de la CGT était débordé », qu’il aurait « laissé 700 à 800 casseurs au sein même de la manifestation », aurait eu « une attitude ambiguë vis-à-vis » de ces derniers et se serait montré incapable de « faire le tri ». D’où une conclusion sans appel : « Quand on n’est pas capable d’organiser des manifestations, on n’organise pas ce type de manifestation qui peut dégénérer. »

Passons sur le fait que le gouvernement cible la seule CGT. Cette journée de mobilisation, comme les précédentes, avait été appelée par une intersyndicale comprenant également FO, la FSU, Solidaires et trois syndicats de jeunesse : l’Unef, l’UNL et la FIDL. À suivre Manuel Valls, les services d’ordre (SO) syndicaux auraient dû s’opposer aux casseurs. Peut-être même les remettre à la police… L’ancien premier flic de France, qu’il revendique encore avoir été, ne peut ignorer que les SO syndicaux, créés au début du XXe siècle pour maintenir la discipline pendant les manifestations ouvrières, ne sont pas équipés pour répondre aux casseurs et que ce n’est pas de leur ressort.

À la barbe des policiers

Après la manifestation parisienne du 12 mai au cours de laquelle les militants syndicaux qui encadraient le cortège avait été attaqués par des individus violents, faisant 13 blessés sérieux dans leurs rangs, les SO mobilisés pour la manif suivante avaient été musclés, certains de leurs membres étant équipés de matraques ou de bâtons. « C’est inquiétant et ce n’est pas souhaitable », avait réagi le préfet de police de Paris, Michel Cadot, lors d’une conférence de presse, le 18 mai. « C’est à la police d’intervenir et de procéder notamment aux interpellations quand c’est nécessaire », avait-il rappelé.

Le rôle du SO syndical est d’abord d’encadrer la manifestation. Ce fut le cas le 14 juin. Avant l’heure fixée, le SO avait pris position en tête de la manifestation dans le bas de l’avenue des Gobelins, où se formait le carré de tête constitué des principaux dirigeants de l’intersyndicale. Mais avant même que le cortège s’ébranle, les forces de l’ordre avaient laissé s’installer devant eux, sur le boulevard de Port-Royal, un cortège autonome encadré sur les trottoirs par des dizaines de CRS, de gendarmes mobiles ou de policiers des groupes d’intervention de la police nationale. C’est au sein de ce cortège que les casseurs se sont regroupés et ont revêtu leur tenue noire, avec masque et lunettes… Au nez et à la barbe des policiers positionnés sur les trottoirs. Ce laisser-faire dénote a minima une gestion des forces de l’ordre que l’on peut qualifier d’ambiguë, pour reprendre le qualificatif de Manuel Valls.

Hôpital Necker

Et c’est sur un parcours dont toutes les rues adjacentes étaient verrouillées par des barrages de police, en aval du cortège syndical qui suivait à plusieurs centaines de mètres, que ces casseurs se sont livrés à d’importantes dégradations et violences contre des panneaux publicitaires, des abribus, des vitrines d’établissements commerciaux et les forces de l’ordre. Ces dernières sont souvent apparues débordées, noyant le cortège autonome sous les gaz lacrymogènes, le coupant à plusieurs reprises.

Vers 15 h 35, un barrage de police sur le boulevard des Invalides a bloqué une partie de ce cortège au niveau du métro Duroc, fixant devant l’hôpital Necker trois quarts d’heures durant des affrontements casseurs-police d’une rare violence (voir le témoignage d’un de nos lecteurs, p. 30). C’est dans ce contexte qu’un casseur, et un seul, a étoilé à coup de masse plusieurs baies vitrées sur une des façades de cet hôpital pour enfants. Un vandalisme promptement monté en épingle par le gouvernement et ses relais médiatiques pour demander l’arrêt des manifestations (voir p. 5) ; Manuel Valls affirmera même, sur France Inter, que l’hôpital a été « dévasté ».

L’exploitation politique de ces dégradations d’un service public ayant fait long feu, le gouvernement a ensuite affirmé que des syndicalistes de la CGT avaient « agi avec des casseurs ». Selon le préfet de police, Michel Cadot, en fin de manifestation, un groupe de 100 à 200 manifestants de la CGT, « venus de l’Ouest et du Havre » ont « participé » à des actes de violence. Si les photos des caméras de vidéosurveillance diffusées par ses services montrent bien quelques syndicalistes pavés en main, elles ne renseignent en rien sur le contexte des faits ainsi isolés. Alors que les émeutiers du cortège autonome affrontaient la police sur l’esplanade des Invalides, la manifestation syndicale a été stoppée net par les CRS à 300 mètres de la fin du parcours autorisé, entraînant la dissolution de fait de la manifestation. Les dockers, puisque c’est eux qui sont mis en cause, font face dans le calme au barrage des CRS plusieurs dizaines de minutes, « mais au moment même où ils se retirent, déçus, pour aller prendre leurs bus de retour, ils sont violemment gazés de manière incompréhensible par les policiers », déclenchant les affrontements exploités ensuite par le gouvernement, raconte le journaliste Thomas Clerget sur le site de Regards.

Violences policières

Qui a donné l’ordre de charger les manifestants ? On ne le saura pas. Pour Bernard Cazeneuve ou Manuel Valls, « la police fait son travail dans des circonstances difficiles » et ne saurait être critiquée. C’est ainsi que l’un et l’autre nient l’existence de violences policières, quand bien même celles-ci ont été constatées par de multiples témoins depuis le début du mouvement de protestation contre la loi travail [^1] et ont contribué à la montée des tensions. En revanche, ils justifient par la présence de casseurs l’emploi d’un arsenal répressif impressionnant tourné contre les manifestants [^2]. Rien que pendant la manifestation du 14 juin, les « street medics », affirment avoir dû « soigner entre 90 et 100 blessures dues aux grenades de désencerclement et au matraquage, et une vingtaine [de personnes] ont dû être évacuées ».

Mais les violences des casseurs contre les biens et les personnes, que condamnent d’ailleurs les syndicats depuis le début du mouvement, ne sauraient excuser en retour les violences policières. Et encore moins autoriser le gouvernement à s’en décharger sur les organisateurs des manifestations. Surtout quand les propos tenus par les responsables du gouvernement sur la responsabilité des syndicats participent du discrédit des organisations syndicales. « En vérité, le gouvernement a saisi l’occasion, comme s’il avait voulu profiter des circonstances, pour élargir incroyablement la délinquance possible ; c’est ainsi qu’en fait il interdit désormais le droit de manifester, le droit de se réunir. » Ces propos ne sont pas ceux d’un représentant de la gauche radicale, avec laquelle Manuel Valls dit être « dans un moment de clarification politique ». Ils sont ceux d’un premier secrétaire du PS. François Mitterrand les tenait en avril 1970, au moment où était discutée la loi anti-casseurs du gouvernement Chaban-Delmas, qu’il allait abroger en 1981.

[^1] Depuis début mars, le site BuzzFeed News recense 45 cas caractérisés sur des victimes désarmées et ne présentant aucun danger pour les forces de l’ordre.

[^2] La police annonce avoir tiré le 14 juin 1 500 grenades lacrymogènes, 175 de désencerclement, et utilisé trois canons à eau.

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