« Depuis plus d’un an, le gouvernement turc mène une sale guerre sur l’ensemble du territoire »
Députée kurde du Parti démocratique des peuples (HDP), Tuğba Hezer dénonce les exactions commises au Kurdistan turc et revient sur la levée de l’immunité parlementaire qui touche son parti.
Le 20 mai 2016, le Parlement turc votait en faveur d’une réforme constitutionnelle permettant de lever l’immunité des députés visés par des procédures judiciaires. Une mesure ciblant 55 des 59 députés du Parti démocratique des peuples (HDP), contre lesquels des centaines de plaintes ont été déposées. L’objectif ? Étouffer l’opposition. Venue en France pour alerter l’opinion publique à l’occasion d’une conférence de presse organisée à l’Assemblée nationale lundi 27 juin, Tuğba Hezer, jeune élue de la province de Van (Kurdistan turc), a accepté de revenir sur les enjeux de cette dernière dérive autoritaire et sur la guerre silencieuse menée dans l’est du pays.
Quelle est la raison de votre présence en France ?
Tuğba Hezer : Nous avons été invités à l’Assemblée nationale, où nous avons tenu une conférence de presse, dans le cadre d’une campagne de solidarité et de parrainage engagée par certains députés français envers les élus du Parti démocratique des peuples (HDP) qui ont vu leur immunité parlementaire levée. Mais je suis également venue parler de ce qu’il se passe en Turquie, de la guerre et des massacres commis dans les villes du Kurdistan turc.
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Concernant la levée de l’immunité parlementaire des députés du HDP, où en sont les procédures ? Qu’est-ce que la justice vous reproche ?
T.H. : Pour le moment, trois élus ont été convoqués par téléphone. Cependant, selon la législation, les convocations doivent être formulées par écrit. Nos députés ont donc pris la décision de ne pas se rendre aux tribunaux. Nous verrons par la suite si une autre façon de procéder va être mise en place ou s’ils seront amenés de force. Au total, 55 députés du HDP sur les 59 représentés au Parlement, ont vu leur immunité levée. Parmi les députés du HDP, nous sommes 23 femmes. Toutes ont vu leur immunité levée, y compris la mienne.
Pour ce qui est de ce que l’on nous reproche, toutes les actions que nous avons pu entreprendre en tant qu’élus ont été considérées comme de la propagande. Nos dossiers sont en cours de traitements. Nous avons été accusés de faire l’apologie du crime et du terrorisme, d’avoir poussé le peuple à la haine et à se rendre dans des régions interdites, ou même d’avoir insulté le président de la République. Mais aujourd’hui, tout ceux qui dénoncent la politique menée par l’AKP [le parti au pouvoir, NDLR] sont visés par les mêmes accusations. Que ce soit les journalistes, les académiciens, ou n’importe quelle force de l’opposition.
L’argent de l’UE ne serait pas utilisé pour les réfugiés
Vous parliez d’un mouvement de soutien entrepris par les députés français. Un an après la rupture du processus de paix entre le PKK et le gouvernement turc, ce soutien n’arrive-t-il pas un peu tard ? Sachant que la reprise du conflit a déjà coûté la vie à des centaines de civil…
T.H. : En Turquie, la guerre est partout. Depuis plus d’un an, le gouvernement de l’AKP mène une sale guerre sur l’ensemble du territoire, mais elle ne revêt pas les mêmes formes dans toutes les régions. Au Kurdistan turc, à l’est de la Turquie, les chars sont entrés dans les villes. L’armée et la police ont installé des postes de commandements dans les quartiers, instauré des couvre-feux. Certaines localités sont complètement encerclées et les habitants assassinés ou forcés de quitter leurs maisons. Mais le gouvernement a prétendu mener cette guerre contre le terrorisme. À l’ouest, de l’autre côté, le régime diffuse sa politique nationaliste qui divise le pays.
Mais lorsque Erdoğan a destitué son Premier ministre, Ahmet Davutoğlu, je pense que les parlementaires européens ont pu voir que le semblant de démocratie qui existait encore s’était envolé. Ils ont commencé à prendre conscience qu’il fallait réagir.
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Comment interprétez-vous ce manque de réaction de l’Union européenne ?
T.H. : En Turquie, il y a un problème de réfugiés politiques. Ils sont environ trois millions à avoir quitté l’Irak et la Syrie. Le gouvernement a toujours utilisé ces réfugiés pour exercer un chantage à l’encontre de l’UE qui ne veut pas d’eux sur son territoire. Au moindre problème, la Turquie n’a cessé de menacer l’Europe de les mettre dans des cars et de les leur envoyer. Mais la situation est devenue si grave, avec la crise des réfugiés, les Kurdes ou la crise démocratique, que cela a commencé à gêner la population européenne et des voix se sont élevées.
Mais il y a une réalité à souligner. Sur les trois millions de réfugiés présents en Turquie, seulement 270.000 sont pris en charge et installés dans des camps. Plus de deux millions sept cent mille migrants sont donc dans la nature, livrés à eux-mêmes. Une partie d’entre eux tentent de quitter la Turquie en montant dans des embarcations et le paient de leurs vies. D’autres vivent dans des conditions inhumaines et précaires : des enfants sont exploités, d’autres vendent leurs corps ou ne mangent pas à leur faim.
Sur la question des réfugiés, quelle est la position du HDP concernant l’accord UE-Turquie, permettant notamment le renvoi des réfugiés arrivés en Europe vers la Turquie ?
T.H. : L’UE considère la Turquie comme un pays sûr et pouvant accueillir des réfugiés alors que très peu d’entre eux sont finalement pris en charge. En plus, du fait de ses erreurs de politiques externes et internes, comme de sa politique despotique, la Turquie est en conflit, en état de guerre sur son propre territoire. Comment peut-elle être considérée comme un pays sûr ?
De l’argent a été donné, mais il n’est pas utilisé pour les réfugiés. Leur avenir ne doit pas être traité selon des intérêts étatiques ou économiques. Des concertations doivent avoir lieu pour dépasser ces intérêts et permettre d’agir selon le principe de la dignité humaine.
Actuellement, même les réfugiés installés dans les camps, notamment les femmes et les enfants, sont violés, agressés, vendus pour être mariés, ou obligés de se prostituer.
« La répression est omniprésente »
Pour revenir sur la situation au Kurdistan turc, pouvez-vous nous expliquer comment se comportent les forces de l’ordre dans les villes kurdes, à Van notamment ?
T.H. : La moindre action démocratique est réprimée. Les gens restent et résistent, mais les tensions sont permanentes puisque la police empêche la population de tenter quoi que ce soit et nous provoque en permanence. Parfois, le commandant en chef se promène dans les rues, arme en main, et s’amuse à nous intimider. À Van, certains quartiers sont officiellement soumis à des couvre-feux. Mais même ceux qui ne le sont pas demeurent constamment sous surveillance puisque chaque coin de rue a été transformé en poste de gendarmerie ouvert. Des gaz sont lancés à l’improviste, que ce soit pour arrêter un mariage ou pour nous empêcher d’aller voir nos électeurs. La répression est omniprésente. Ils nous menacent, nous provoquent, essaient de nous faire peur pour nous pousser aux débordements. On ne peut pas respirer. Mais malgré cela, les gens essaient de résister.
Comme vous l’avez déjà dit, le gouvernement prétend lutter contre le terrorisme, et principalement contre les militants du PKK. Selon vous, s’agit-il d’une répression qui vise l’opposition politique, ou les civils sont-ils directement visés ?
T.H. : La barbarie menée actuellement est plus intense que dans les années 90 : déshumanisation des villages, destructions, arrestations arbitraires, déportations, disparitions en garde à vue… Les villes ont été encerclées. Il y a eu des affrontements, et peut-être que des militants du PKK s’y trouvaient. Mais ce qui est sûr, c’est que l’armée turque a délibérément attaqué les endroits où il y avait des civils. Nous avons du accompagner des étudiants, un bébé d’une trentaine de jours, ou des vieillards à la morgue. Ces personnes-là ne pouvaient être que des civils. Et c’est cela que nous constatons.
À Cizre, des centaines de personnes sont mortes dans les caves. Une de mes amies était dans l’une d’elles. Prise au piège, elle m’a appelé à l’aide et m’a expliqué que l’armée était en train de brûler nos amis. Cela a été notre dernière discussion puisqu’elle a été brûlée vive avec tout ceux qui étaient dans la cave. Avant que les gens soient massacrés, une liste avait circulé prouvant qu’ils étaient des civils. Il y avait les noms de ces personnes, leur âge, des informations sur leurs blessures et parfois même des photos. Ces gens ont malgré tout été tués.
Cette politique de répression envers les kurdes ne date pas d’aujourd’hui, ni même des années 90, mais des accords de Sykes-Picot, à l’origine de la division des territoires Kurdes. À chaque fois qu’un pouvoir a été mis en place, les kurdes ont réclamé des droits légitimes, mais leurs revendications ont été réprimées dans le sang. Tout ce contexte est à entendre pour comprendre qu’il s’agit de véritables massacres et d’une politique génocidaire. Mais les Kurdes se sont toujours réorganisés, aux côtés des forces de l’opposition. Aujourd’hui, ils se sont réunis sous la bannière du HDP pour lutter. Durant les deux années qu’a duré le processus de paix, les Kurdes ont montré qu’une alternative au système que l’AKP veut imposer est possible. Mais, voyant la montée du HDP et son entrée au Parlement en 2015, le gouvernement a visé les Kurdes.
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Malgré l’appel lancé pour aider les civils tués dans les caves de Cizre, l’Europe est restée muette. Croyez-vous en la solidarité des députés français et européens ?
T.H. : Nous avons fait appel à l’UE et la Cour internationale des droits de l’Homme pour demander à ce que des résolutions urgentes soient prises lorsque nous avons su que des personnes étaient prisonnières des sous-sols. Il est vrai qu’à l’époque, nous n’avons pas eu le retour que nous attendions. Mais l’UE et la Turquie ont pas mal d’intérêts économiques, sans compter le chantage que cette dernière exerce sur l’Europe grâce aux réfugiés.
Il y a une dizaine de jours cependant, l’ONU a déclaré avoir des preuves du massacre de Cizre et annoncé vouloir analyser les choses sur place. Nous restons persuadés qu’Erdoğan, et tout ceux qui se rendent coupables de crimes contre l’humanité, vont être jugés devant les instances internationales. Même si nos appels sont pour le moment restés sans réponses, nous continuons d’alerter sur les exactions commises au Kurdistan turc parce que nous ne sommes pas seuls. A l’heure actuelle, il y a des élus, des forces politiques et des organisations de l’opposition qui nous soutiennent et montrent leur solidarité active, ce qui montre que nous devons continuer à alerter et à expliquer ce qu’il se passe, sans se lasser. Cela passe par des appels, des rapports, des dossiers de presse. Nous ne nous résignons pas.