Turquie : le lourd bilan de la répression
Le putsch raté a été suivi d’une purge massive qui touche toutes les institutions et secteurs de la société turque : armée, éducation, justice, presse, milieux des affaires et sportifs.
Six semaines après la tentative de renversement du régime de Recep Tayyip Erdoğan, le bilan de la répression est particulièrement lourd. Et continue de s’alourdir. Face à des dizaines de milliers d’arrestations au sein de tous les secteurs de la société, les défenseurs des droits et des libertés s’inquiètent des retombées de ce coup de force mené par une partie de l’armée turque.
Aussi imparfaits soient-ils, les chiffres de la répression publiés par le gouvernement et les agences de presse donnent une idée de l’ampleur de la purge qui s’est abattue sur ce pays de 79 millions d’habitants :
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Près de 40 000 personnes ont été arrêtées, dont 20 355 formellement incarcérées sont toujours en détention provisoire.
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80 000 fonctionnaires ont été suspendus et 5 000 autres limogés au sein des ministères et des institutions du pays.
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Plus de 6 000 militaires ont été arrêtés. Au 31 juillet, près de la moitié des généraux (149) ainsi que 1 099 officiers et 436 officiers subalternes avaient été démis « pour cause d’indignité », et un décret annonçait près de 1 400 limogeages supplémentaires, dont celui de l’aide de camp d’Erdogan.
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2 300 officiers de police ont été renvoyés.
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Près de 2 700 juges ont été limogés, 136 procureurs et autres membres du personnel judiciaire ont été arrêtés et interrogés par la police.
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146 universitaires font l’objet d’un mandat d’arrêt. Le 19 août, 44 enseignants ont été placés en garde à vue à l’université d’Istanbul dans le cadre de cette opération et 29 autres à Konya.
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102 médias et une trentaine de maisons d’édition ont été fermées. Une cinquantaine de journalistes ont également été arrêtés, sans compter ceux qui ont été libérés ou font toujours l’objet d’un mandat d’arrêt.
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65 entrepreneurs ont été incarcérés et 205 autres membres de ce secteur économique sont recherchés. Le parquet d’Istanbul a notamment ordonné le 18 août la saisie des biens de 187 hommes d’affaires recherchés dont le chef de la confédération patronale Tüskon.
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35 hôpitaux, près de 1 000 écoles, 15 universités 19 syndicats et plus d’un millier d’associations, foyers et fondations ont également été fermés.
Attribuée à Fethullah Güllen, ancien imam exilé au États-Unis depuis 1999 et dont le gouvernement réclame l’extradition, la tentative de coup d’État a également permis à l’hyper-président d’instaurer l’état d’urgence sur tout le territoire. Mais ce régime d’exception ne concerne pas seulement les soutiens de Fethullah Güllen. L’ensemble des opposants au régime de l’AKP serait également visé.
Dominique Curis, chargée de plaidoyer du programme « Libertés » pour Amnesty International, alerte sur les mesures prises à l’encontre de la population, en dehors des suspects potentiels. La définition de « proximité » avec les réseaux de l’ancien imam s’entend dans une acception très extensive :
La plupart des associations ou des structures qui ont été fermées sont accusées d’entretenir des liens avec les réseaux gülénistes. Mais certains exemples montrent que la vague de répression s’étend aux différents mouvements de contestation ou aux opposants politiques. Les gens ont peur d’être vus comme sympathisants d’un mouvement politique qui serait dans le collimateur du gouvernement.
De son côté, le prédicateur âgé de 75 ans continue de nier toute implication dans la tentative de putsch. Un responsable américain a toutefois confirmé que Washington avait bien été saisi par Ankara d’une requête d’extradition, qui va être étudiée. Selon l’administration américaine, il s’agit de plusieurs demandes concernant « des allégations d’activités criminelles antérieures au coup d’État ».
Un état d’urgence totalitaire
Dénoncées par la communauté internationale, ces mesures répressives et ces arrestations laissent présager des remplacements au sein de toutes les institutions et les secteurs touchés par cette purge massive. Une mainmise du pouvoir en place renforcée par la législation. Dans le cadre de l’état d’urgence, l’immunité est en effet garantie aux agents de l’État qui agissent sous l’un des décrets prévu par ce régime d’exception.
Cette disposition prévoit également la possibilité d’instaurer des couvre-feux, d’interdire des manifestations, de liquider des entreprises et des associations par simple décision administrative. Les fonctionnaires peuvent être limogés, sans possibilité d’entamer une procédure contradictoire. Sans autorisation judiciaire, des fouilles peuvent être légalement effectuées et la garde à vue prolongée jusqu’à trente jours.
Si certaines de ces mesures avaient été mises en place avant le putsch raté, notamment à l’encontre de la communauté Kurde, ou de ses soutiens, l’ampleur et la systématisation de celles-ci laissent craindre d’autres types de dérives.
Amnesty International a dénoncé des cas de mauvais traitements, de tortures ou de viols de personnes placées en détention. Réagissant avec véhémence, les autorités turques et certains médias du pays ont alors accusé l’organisation de soutenir le terrorisme. Mais selon Dominique Curis, les entretiens menés avec des témoins et des avocats prouvent des conditions de détention humiliantes. Dans les prisons, les couloirs d’un palais de justice ou dans une enceinte sportive, des traitements dégradants et cruels seraient dispensés aux suspects potentiels :
Parfois, des personnes sont menottées de façon à faire mal et maintenues dans des positions douloureuses durant de nombreuses heures. Elles peuvent aussi être privées d’eau tandis que d’autres sont violées par des surveillants. Dans certains cas, ce genre de traitement vise à faire parler des suspects, notamment lorsqu’il s’agit d’officiers militaires, mais pas seulement.
Cela dit, Dominique Curis tient à garder le contact avec les autorités du pays,« en restant très clair sur l’objectif de notre mandat et notre façon de travailler ».
« Nous assistons à une éradication de la liberté d’expression »
Yoan Bihr, responsable du bureau Europe de l’Est – Asie centrale de Reporters sans frontière (RSF), rappelle que la possibilité de suspendre un organe de presse par simple décision administrative et sans possibilité de faire appel a été utilisée à de nombreuses reprises. Aussi, comme tous les citoyens du pays, « les journalistes subissent les dispositions prévues par le régime d’exception, dont la prolongation d’une garde à vue jusqu’à trente jours, continue le jeune homme. Depuis le 15 juillet, une cinquantaine de journalistes ont été emprisonnés, sans compter la trentaine de journalistes déjà en prison ».
-Depuis plusieurs années, le pluralisme se réduit dans le pays. Il était pourtant très présent il y a quelques années encore. Des mouvements de concentration des médias entre les mains de quelques investisseurs proches du pouvoir n’y sont d’ailleurs pas pour rien. Les journalistes font face à une répression d’une ampleur sans précédent, une politique d’éradication de la liberté de la presse.
Plus récemment, c’est le quotidien Özgür Gündem, accusé de propagande terroriste en soutien à la rébellion kurde du PKK, qui a rejoint la longue liste des publications interdites. Victime d’un ordre de suspension qui ne précise pas la durée, le journal pro-kurde a été perquisitionné et la plupart des journalistes de la rédaction libérés après leur incarcération. Accessible depuis la France, le site continue d’être visible en dehors du territoire, mais prouve que la répression ne touche pas seulement les médias ou les journalistes suspectés d’être proche du réseau du prédicateur Fethullah Gülen.
Déjà grave, la situation de la liberté d’expression en Turquie devient « critique », selon Yohan Bihr, inquiet de voir que les journalistes arrêtés sont parfois privés d’avocats durant plusieurs jours.
Sur place, un observateur de l’organisation RSF a également été arrêté, aux côtés de deux autres défenseurs des droits. Tous les trois ont été libérés dix jours plus tard.
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