Zaman France : « Nos lecteurs aussi sont menacés »
La rédaction du quotidien d’information franco-turque installée à Paris ferme ses portes. Selon le rédacteur en chef, les journalistes et les lecteurs du journal ne sont plus en sécurité.
Bien décidé à « exterminer » les soutiens réels ou supposés de Fethullah Gülen, les partisans du Président Erdoğan se font le relais de la politique répressive organisée par le régime en Turquie. Associé au mouvement du prédicateur, le quotidien Zaman France est devenue l’une des cibles privilégiées de ces dénonciateurs. Menacé, intimidé et accusé de soutenir une organisation terroriste, le rédacteur en chef a finalement décidé d’arrêter toute publication afin de faire cesser la campagne de dénonciation dont la rédaction, ainsi que ses lecteurs, font l’objet. Contacté par Politis.fr, Emre Demir dénonce une répression qui peut avoir de graves conséquences en Europe.
Pourquoi envisagez vous de fermer la rédaction de Zaman France ?
Emre Demir : Il faut savoir qu’en Turquie, Zaman était un grand journal lié au mouvement Gülen. Début mars, la rédaction a été nationalisée et les salariés renvoyés. Le journal a finalement fermé après la tentative de coup d’état, attribuée aux fidèles de Fethullah Gülen. Je suis moi-même un ancien correspondant de Zaman. En 2008, avec deux autres journalistes, nous avons décidé de créer Zaman France parce qu’il n’existait pas de journal destiné à la communauté franco-turque. Nous avons obtenu un contrat de franchise avec la rédaction basée en Turquie mais nos ressources ne proviennent que de nos abonnés et de la publicité.
Depuis la tentative de coup d’état, il est devenu difficile de traiter de l’actualité turque. Même en France. Erdoğan utilise les Turcs résidents en Europe comme des instruments diplomatiques destinés à faire pression sur les gouvernements et les figures dissidentes qui vivent dans ces pays. Face aux incessantes menaces, nous avons décidé de fermer la rédaction. Cela peut paraître lâche, mais nous ne sommes pas les seuls à être menacés. Beaucoup de nos lecteurs se sont désabonnés. Soit parce que la famille et les amis ont fait pression, soit parce qu’ils avaient été dénoncés par des voisins. Nous, nous pouvons avoir une protection policière. Mais eux, non. C’est ça qui me fait peur.
Vos difficultés sont donc antérieures au 15 juillet ?
Après le scandale de corruption qui a entaché le pouvoir en 2013 [également attribué à Fethullah Gülen, ndlr], nous avions déjà subi de lourdes pertes en terme de lectorat. En 2014, Erdoğan lui-même avait mené campagne contre le journal, appelant la population à se désabonner de Zaman. Nous sommes passés de 14.000 abonnés à 5.000. Aujourd’hui, nous sommes tombés à un noyau de 4.000 abonnés. Ce n’est pas la première fois que nous subissons des pressions, mais depuis le 15 juillet, le véritable problème est sécuritaire. Même si nous continuons sur le web, les personnes qui partagent nos papiers sur les réseaux sociaux peuvent être identifiées. C’est une véritable chasse aux sorcières. Il y a quelques jours, un père a même dénoncé son fils et l’a accusé d’être güléniste. Il a été arrêté. Le père a simplement dit qu’il devait protéger l’État avant de protéger son enfant. Ce climat risque de mener la Turquie à de dangereuses dérives. Ça commence toujours comme ça.
Mais la rédaction est aussi une cible. Nous avons reçu des centaines de menaces de mort. Nos adresses et nos coordonnées tournent sur les réseaux sociaux. Les comptes pro-AKP ont partagé des photos de nous et nous accusent d’être des terroristes. Même le porte-parole de l’ambassade de Turquie en Belgique a diffusé ma photo sur Twitter en appelant le peuple à faire le nécessaire contre les traîtres. Et puis, c’est également également compliqué pour les familles des journalistes qui vivent en Turquie. Des dizaines de proches ont été interpellés par la police.
Comment se sont organisés les appels à la délation ?
D’abord, nous avons été dénoncé par les autorités turques comme un journal pro-Gülen. L’agence de presse Anatolie a rédigé une dépêche qui a été partagée des milliers de fois ! Nous avons été accusé de salir la nation. En Europe, il y a aussi tout un système de contrôle destiné à créer une diaspora au service de l’État turc. Certaines associations pro-AKP installées en France ont contribué à amplifier ces appels. Des lignes téléphoniques dirigées vers la police nationale en Turquie, les ambassades ou le palais présidentiel à Ankara ont également été mises en place pour identifier les « traîtres ». C’est très dangereux, même pour ceux qui vivent en France. Si l’un de nos abonnés est dénoncé comme étant l’un de nos lecteurs, les biens qu’il possède en Turquie peuvent être saisis et son passeport retiré. Nos lecteurs sont sur la ligne de mire. Le problème, c’est bien évidemment qu’ils ne soutiennent pas tous le mouvement Gülen et ne sont pas responsables de la tentative de coup d’état. Cette réalité montre une réelle volonté d’importer la répression en Europe et en France.
Que pensez-vous de l’état de la liberté d’expression en Turquie et comment expliquez-vous que ces appels à la délation soient si bien entendus ici, en Europe ?
La communauté turque vit un peu repliée sur elle-même. La plupart de ces personnes regardent les chaînes de télévision nationale et suivent l’actualité politique turque de très près. L’AKP a également investi dans la construction de structures associatives dans l’intention de se créer un réseau politique et de ne pas s’éloigner de la population résidant en Europe. Erdoğan exerce une grande influence sur elle et est considéré comme un leader capable de défier les grandes puissances occidentales ou Israël. Alors, quand le gouvernement désigne des « traîtres », il y a des répercussions. C’est tout un système de répression qui a été mis en place et qui fonctionne partout où il y a une forte concentration de la communauté pro-AKP. En Turquie, il y a même des commissions créée par l’État. Celles-ci sont uniquement composées de civils qui dénoncent d’autres civils qui vivent à l’ étranger. C’est effrayant.
Concernant l’état de la liberté d’expression, je suis très pessimiste. En Turquie, je crois que le journalisme est mort. Toute la presse est contrôlée et les journalistes ne peuvent plus s’extraire de la narration officielle sans risquer gros. On voit les mêmes articles partout, tirés des dépêches officielles. Il y a quelques années, le pluralisme existait. Mais aujourd’hui, même ceux qui essaient de se positionner entre les deux sont plus ou moins domestiqués par le pouvoir.
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