« Négationnisme économique » : la réponse des hétérodoxes
Nos Économistes à contre-courant dénoncent la vision anti-scientifique et anti-démocratique du brûlot de Pierre Cahuc et André Zylberberg
dans l’hebdo N° 1420 Acheter ce numéro
Deux économistes, Pierre Cahuc et André Zylberberg, viennent de publier un pamphlet d’une violence extrême contre les économistes « critiques ». En témoigne le titre de leur ouvrage : Le Négationnisme économique et comment s’en débarrasser [^1]. Pour eux, l’économie est une science exacte, dite « science expérimentale », dont la méthode serait aussi rigoureuse que celle de la médecine ou de la physique.
En pratiquant « l’expérimentation » pour tester des remèdes sur des groupes témoins, la science économique obtiendrait des résultats aussi sûrs et incontestables que ceux de la médecine. Tous les économistes qui s’opposent à cette méthode et à ses résultats seraient des « négationnistes », au même titre que ceux qui contestent l’existence des chambres à gaz ou du réchauffement climatique. Accusation outrancière qui assimile la critique de la pensée économique dominante à une action délictueuse.
Occupant des positions élevées dans les institutions académiques, Cahuc et Zylberberg (C&Z) cherchent à atteindre plusieurs objectifs. Jeter le discrédit dans l’opinion publique sur l’ensemble des économistes critiques, traités de « charlatans » et de « faux savants » dans les différents chapitres du livre. On peut craindre que cet objectif soit partiellement atteint à court terme, à en juger par la manière complaisante dont les grands médias ont accueilli ce pamphlet caricatural.
Le deuxième objectif de C&Z, encore plus pernicieux, est de rejeter toute forme de débat en affirmant qu’il n’existe qu’une science économique, celle qui respecte les canons dominants. C’est le fameux Tina – « There is no alternative » – de Margaret Thatcher. Cette posture est intenable, car elle repose sur une double contradiction. En premier lieu, en économie comme dans toutes les disciplines, il ne saurait y avoir de progrès scientifique sans confrontation, et donc sans pluralisme des méthodes et des idées. De ce point de vue, Le Négationnisme économique est tout simplement une posture anti-scientifique. En second lieu, C&Z méconnaissent la nature profonde de l’économie, qui est une science sociale, largement transdisciplinaire, dont l’analyse se nourrit des résultats des autres sciences sociales : philosophie, histoire et sociologie. Des questions centrales et complexes telles que le chômage et les inégalités ne peuvent être analysées par des méthodes aussi étroites. D’ailleurs, moins de 10 % des publications relèvent aujourd’hui de l’économie « expérimentale ».
La vision de l’économie de C&Z est non seulement anti-scientifique, mais elle est également anti-démocratique. En voulant « se débarrasser » des économistes critiques, et en refusant le pluralisme des représentations théoriques, C&Z et leurs alliés veulent imposer une seule conception de la société, ce qui relève du totalitarisme.
La haine de C&Z envers les économistes critiques est une défense de leur position dominante. Elle est du même ordre que celle de Jean Tirole et de ses alliés se mobilisant pour empêcher la création dans les universités françaises d’une section intitulée « Institutions, économie, territoire et société », qui aurait fait concurrence à l’économie dominante en développant des approches pluralistes. Tirole avait lui-même traité d’« obscurantistes » les économistes favorables à cette autre conception de l’économie. La posture de C&Z s’explique aussi par leur incapacité à imposer leurs vues dans un domaine sensible, celui de la réduction du temps de travail. Ils ont tenté de montrer, à l’aide de travaux fragiles et contestables, que la RTT entraîne une réduction de l’emploi, en contradiction avec d’autres études utilisant une méthodologie différente. Or, une commission d’enquête parlementaire évaluant l’impact des 35 heures, et qui avait auditionné C&Z, a conclu en 2014 que la RTT « a constitué un outil pertinent et efficace de lutte contre le chômage [^2] » ! La négation du rôle de la RTT témoigne d’une ignorance de l’histoire : en deux siècles, la productivité horaire du travail en France ayant plus augmenté que la production, sans la division par deux de la durée du travail, l’emploi n’aurait jamais pu croître d’environ 75 %. De plus, le refus de la RTT les met à cent lieues de comprendre l’enjeu qu’elle représente aussi pour un modèle de production écologique.
En fin de compte, la violence du pamphlet de C&Z et leur refus de débattre avec les économistes « à contre-courant » sont un aveu de faiblesse. Ce qui nous encourage à poursuivre notre travail critique.
Auteurs : Jean Gadrey, Thomas Coutrot, Geneviève Azam, Jean-Marie Harribey, Dominique Plihon, Liêm Hoang-Ngoc et Jérôme Gleizes.
[^1] Aux éditions Flammarion.
[^2] Rapport de la Commission d’enquête sur l’impact de la réduction du temps de travail, décembre 2014.
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