Juppé le modéré  : un mythe

Souvent perçu à gauche comme « moins pire » que ses concurrents, Alain Juppé n’en incarne pas moins une droite ultralibérale et profondément réactionnaire.

Michel Soudais  • 19 octobre 2016 abonné·es
Juppé le modéré  : un mythe
© Photo : MIGUEL MEDINA/AFP

Favori des sondages pour la primaire de la droite, Alain Juppé, 71 ans, se présente en vieux sage bardé d’expérience. En quarante ans de vie politique, il a collectionné les mandats électoraux – adjoint au maire de Paris, maire de Bordeaux, député européen, député – et occupé plusieurs postes ministériels, dont le premier d’entre eux. Au cours de cette « vie professionnelle », il a tout connu ou presque, la gloire et l’impopularité, les honneurs et l’humiliation. « La logique de ce parcours, confiait-il la semaine dernière dans Le Un, c’est naturellement de franchir la dernière marche qui manque. »

Candidat déclaré à la primaire de la droite depuis le 20 août 2014 (!), le maire de -Bordeaux séduit bien au-delà de son camp. Et pas seulement les parlementaires de l’UDI ou François Bayrou. Des électeurs de -François Hollande en 2012 envisageraient de voter pour lui, au moins dans le cadre de la primaire de la droite.

À l’instar de nombreux analystes ayant micro ouvert dans les médias, cet « électorat de gauche », comme le désignent les sondeurs, jugent « modérée » la ligne d’Alain Juppé, par contraste avec celle qu’incarne Nicolas Sarkozy. Et c’est d’ailleurs pour empêcher le retour de l’ancien président de la République que nombre de ces électeurs s’apprêtent à voter pour lui les 20 et 27 novembre.

Cette « tentation Juppé » sur laquelle Libération faisait sa une en décembre 2014 n’est pas tout à fait inédite. En mars 2009, Jacques Delors avait confié sur France Inter qu’il aimerait bien voir l’ancien ministre des Affaires étrangères d’Édouard Balladur et Premier ministre de Jacques Chirac succéder à José Manuel Barroso, qui achevait son premier mandat à la présidence de la Commission européenne. Cependant, c’est avec l’accession de Nicolas Sarkozy à la présidence de l’UMP fin 2014 et la perspective d’un second tour opposant le candidat de la droite à Marine Le Pen en 2017 que l’attrait d’Alain Juppé sur une partie des électeurs de François Hollande a commencé à prendre corps. Non que ces électeurs soient subitement devenus « juppéistes », mais l’homme politique le plus détesté de France en 1995, porté par un habile storytelling, leur a semblé plus modéré que les autres représentants de sa famille politique. Moins pire.

La nostalgie du chiraquisme

Sa placidité tranche, il est vrai, avec l’agitation frénétique d’un Nicolas Sarkozy. Autant l’un est sobre, austère, autant l’autre est dans l’excès et le bling-bling. Question de style, mais pas seulement. En plusieurs occasions, le maire de Bordeaux s’est aussi démarqué des positions de son concurrent. Fin août, quand ce dernier promet une loi pour interdire le burkini, lui se dit opposé à « une loi de circonstance » et demande, dans un entretien au Figaro, « d’arrêter de jeter de l’huile sur le feu ». « Le simple mot de “musulman” suscite une hystérie disproportionnée », déplore-t-il dans les colonnes du Monde (23 septembre), avant d’inviter ses jeunes soutiens, réunis à Malakoff le 8 octobre, à « s’engager dans le dialogue interreligieux pour lever les incompréhensions » et à ne « pas se résigner à la guerre des civilisations ».

Nicolas Sarkozy nie l’impact des activités humaines sur le climat ? « N’écoutez pas ceux qui vous disent que nous ne sommes pour rien dans le réchauffement climatique ! C’est une vision archaïque et complètement dépassée aujourd’hui », leur conseille-t-il également.

Enfin, Alain Juppé incarne mieux que Nicolas Sarkozy l’héritage du chiraquisme, pour lequel les Français manifestent depuis quelque temps une certaine nostalgie indexée sur les bulletins de santé de l’ancien président.

Cela suffit-il pour autant à repeindre le raide et cassant Premier ministre libéral, responsable en 1995 du plus grand mouvement social depuis 1968, en rempart de la démocratie face à l’extrême droite et à une droite revancharde, avide d’ordre et d’identité, pro-patronale et antisociale ?

Alain Juppé peut bien vouloir être touché à son tour par « la grâce d’État » qui habite, selon lui, « les grands présidents », parmi lesquels il range François Mitterrand et Jacques Chirac, il ne se définit pas moins comme « un homme de droite ». « Toute ma filiation politique, toute mon action le montrent », déclare-t-il à Valeurs actuelles (15 septembre). De fait, son parcours colle à l’histoire d’un clan de la droite française, celui des néo-gaullistes du RPR, parti auquel il adhère à sa fondation en 1976 et dont il occupera progressivement les plus hautes fonctions. Quelques mois auparavant, jeune normalien-énarque à l’Inspection des finances, il avait été appelé au cabinet du Premier ministre, Jacques Chirac, qu’il suivra à la mairie de Paris. En 1983, après des échecs électoraux dans les Landes, sa terre natale, la liste qu’il conduit emporte le XVIIIe arrondissement en faisant campagne sur la sécurité : il dénonce sans nuances le laxisme du gouvernement en matière de drogue, de proxénétisme et d’immigration clandestine. À cette mairie d’arrondissement, il préfère toutefois le poste d’adjoint aux finances en mairie centrale.

Ce rôle central auprès de Jacques Chirac, au cœur du dispositif de conquête du pouvoir de la chiraquie, qui carburait à la corruption, au clientélisme et au détournement d’argent public, lui a valu d’être poursuivi dans l’affaire des emplois fictifs de la Ville de Paris. Condamné en appel le 1er décembre 2004 à quatorze mois de prison avec sursis et un an d’inéligibilité, il s’expatrie un an au Québec.

Maire bâtisseur

Depuis son retour en 2006, le candidat qu’est aujourd’hui Alain Juppé minimise cette condamnation « déjà ancienne ». Il l’a redit en présence de ses concurrents, lors du débat organisé le 13 octobre sur TF1 : « La cour d’appel a bien voulu dire que je ne m’étais rendu coupable d’aucun enrichissement personnel et que je ne devais pas être le bouc émissaire d’une responsabilité collective. » C’est exact. Mais c’est oublier cet autre passage du jugement particulièrement sévère qui pointait sa duplicité et son obstination à mentir à la justice : « Il est regrettable qu’au moment où le législateur prenait conscience de la nécessité de mettre fin à des pratiques délictueuses qui existaient à l’occasion du financement des partis politiques, M. Juppé n’ait pas appliqué à son propre parti les règles qu’il avait votées au Parlement. Il est également regrettable que M. Juppé, dont les qualités intellectuelles sont unanimement reconnues, n’ait pas cru devoir assumer devant la justice l’ensemble de ses responsabilités pénales et ait maintenu la négation de faits avérés. »

C’est peu dire qu’Alain Juppé, alors président de l’UMP et programmé pour succéder à Jacques Chirac à l’Élysée, a vécu sa condamnation comme une blessure. Mais « pas un instant [il] ne s’est dit que c’était sa faute », écrit la journaliste Anna Cabana dans Juppé, l’orgueil et la revanche (Flammarion, 2011). Au contraire, « il n’a eu de cesse de se considérer comme la victime d’une conjuration de médiocres et de jaloux ». Sa condamnation l’avait contraint à abandonner ses fonctions de député et de maire de Bordeaux, où il avait pris en 1995 la succession du gaulliste Jacques Chaban-Delmas. C’est dans la -préfecture de la Gironde qu’il fait son retour en 2006 à la faveur d’une municipale partielle provoquée pour le « relégitimer ». Il va s’y forger sa bonne image nationale et préparer sa revanche. Le technocrate cassant se mue en maire bâtisseur, multiplie les chantiers, embellit la ville avec le tramway, la rénovation des quais, une politique de patrimoine… Il y applique aussi ses préceptes libéraux : refus de placer l’eau en régie, recours à un partenariat public-privé pour la construction d’un nouveau stade, etc. Mais l’Élysée reste son obsession.

La loi et l’ordre

Le 28 mars 2010, Alain Juppé « n’exclut pas » de se présenter à une éventuelle primaire UMP pour la présidentielle de 2012, « s’il arrivait que [Nicolas Sarkozy] ne soit pas à nouveau candidat ». Quatre ans et deux crises au sein de l’UMP plus tard, qui lui ont permis de se poser en rassembleur, il peut officialiser cette candidature. Autant pour devancer son rival que pour commencer à distiller au compte-gouttes ses propositions, auxquelles il assigne un objectif : « l’identité heureuse ». L’emballage marketing est alléchant, le contenu indigeste.

Le « modéré » Juppé se prononce en effet pour un « État fort », titre d’un livre–programme paru début janvier. Son obsession : « Rétablir la loi et l’ordre » par « une politique de répression ». À cette fin, il veut rétablir les peines planchers et la double peine, redéfinir la légitime défense des forces de l’ordre, suspendre les allocations familiales pour les parents d’enfants absentéistes et ceux de « petits trafiquants de drogue », instaurer un « délit d’entrave à la laïcité » dans les services publics. Il proposait aussi de construire 10 000 places de prison, mais Manuel Valls a repris l’idée et lancé le plan de construction il y a trois semaines.

Sur l’immigration, l’homme qui, Premier ministre, avait arbitré en faveur de nouvelles lois restrictives sur l’immigration (qui allaient au-delà des lois Pasqua, pourtant responsables de la multiplication des sans-papiers) et avait approuvé l’assaut contre l’église Saint-Bernard s’est radicalisé. Il veut faire voter chaque année par le Parlement un plafond d’immigration légale, mettre en place un système par points pour les titres de séjour, conditionner le regroupement familial à l’exercice d’un emploi, autoriser la rétention administrative des familles et donc des enfants. Il veut également limiter aux urgences l’aide médicale d’État (AME), sous prétexte qu’elle donnerait lieu à des « abus scandaleux », et, dernière tocade en date, réclame sur son blog un « dépistage (sic) systématique des mariages blancs ou gris ». Cerise sur son gâteau réactionnaire, il « propose la rédaction d’une charte de la laïcité » mais évoque régulièrement les « deux mille ans de chrétienté que la France a derrière elle » et « demande à ceux qui arrivent de savoir ce qu’est une cathédrale, un calvaire » (Valeurs actuelles, 15 septembre).

Tailler dans les dépenses

Dans le domaine économique et social, Alain Juppé veut « laisser le champ libre aux entreprises ». « Le vase sera bien plein, j’ai beaucoup de réformes à proposer », annonce-t-il. À commencer par la réduction des dépenses publiques de 85 à 100 milliards d’euros afin de réduire le déficit public et de baisser les impôts. Sans surprise, le report de l’âge légal de départ en retraite est sa « priorité des priorités » pour tailler dans les dépenses. Lui qui a fait valoir à 57 ans ses droits à la retraite d’inspecteur des finances, juste avant que le gouvernement Raffarin n’en repousse l’âge, veut le décaler progressivement à 65 ans en 2026. Autre proposition choc : aligner les retraites publiques sur le privé. « Un objectif », nuance-t-il, soucieux de ne pas ajouter la goutte d’eau qui ferait déborder le vase comme en 1995.

Cette année-là, son projet de réforme de la Sécurité sociale avait déclenché un vaste mouvement de grève, contraignant le gouvernement à reculer notamment sur l’allongement de la durée de cotisation de 37,5 à 40 annuités pour les salariés de la fonction publique afin de l’aligner sur celle du secteur privé. De cet épisode, il affirme avoir retenu qu’il ne faut pas trop charger la barque en déclenchant les hostilités sur tous les fronts. Voire.

Car Alain Juppé envisage de tailler dans les effectifs de fonctionnaires, un autre gros poste de dépense. Entre 200 000 et 250 000 des 570 000 départs en retraite prévus entre 2017 et 2022 ne seront pas remplacés. Une coupe qui affectera tous les secteurs, -Éducation nationale comprise, sauf la magistrature, la police et la gendarmerie, le candidat souhaitant « 10 000 emplois supplémentaires dans les forces de l’ordre ». Il veut également obtenir des partenaires sociaux une réforme de l’assurance chômage, faute de quoi il mettra en place un système de dégressivité (-25 % après 12 mois puis encore -25 % après 18 mois). Système qu’il présente comme une « lutte contre les inégalités » : il ne faut plus, explique-t-il « que le type qui part travailler pour gagner le Smic constate que son voisin gagne presque autant en restant chez lui ».

Déterminé à réformer le marché du travail – sur le code du travail, il promet d’aller « beaucoup plus loin que la loi El Khomri » –, Alain Juppé veut en finir avec les 35 heures. À défaut d’accord dans les entreprises, la loi prévoira que la durée hebdomadaire pourra être portée jusqu’à 39 heures. Quant aux délégués syndicaux, ils devront passer au moins 50 % de leur temps au travail.

En matière fiscale, Alain Juppé renoue avec les recettes que, ministre délégué au Budget, il appliquait en 1986. Il avait diminué l’impôt sur les sociétés de 50 % à 42 %, il veut le porter de 38 % à 30 %, et même 24 % pour les PME ; alléger de 10 milliards d’euros les cotisations familiales, cette baisse étant compensée par une hausse d’un point de TVA. Il avait supprimé l’impôt sur les grandes fortunes, il veut liquider son remplaçant, l’ISF. Mais aussi réduire les impôts des particuliers, relever le plafond du quotient familial, alléger les charges sociales des emplois à domicile…

Moins d’impôts pour les riches

Ces réductions d’impôts, d’un montant de 28,5 milliards d’euros, sont certes plus modestes que celles prévues par Nicolas Sarkozy, mais pas moins inégalitaires. Face au candidat, le journaliste François Lenglet a montré, lors de « L’Émission politique » (France 2), qu’elles aboutiraient à diminuer de 21 700 euros l’impôt d’une famille fortunée avec deux enfants, qui paie aujourd’hui 67 000 euros, de 2 000 euros celui d’une famille moyenne qui acquitte 3 500 euros d’impôts, tandis qu’une famille de smicards non imposable sur le revenu débourserait 150 euros de TVA en plus. Réponse d’Alain Juppé : « Il est plus facile d’alléger les impôts sur ceux qui en paient beaucoup que pour ceux qui n’en paient pas. » Et d’expliquer que la hausse de la TVA vise à « diminuer les charges sociales » (des entreprises) pour ce résultat : « Si le fils de la famille modeste cherche du boulot, [il] aura plus de chances [d’en trouver] s’il y a zéro charge sur le Smic », étant entendu – c’est l’implicite de la réponse – que, dans la France de Juppé, on est smicard de père en fils. Et que l’on croit encore à la fumeuse théorie du « ruissellement » : « Mon objectif est de faire en sorte que les Français qui ont de l’argent puissent le réinvestir dans les entreprises françaises. C’est la raison de la suppression de l’ISF. »

Comme s’en félicite l’ancien Premier ministre Jean-Pierre Raffarin, un de ses soutiens, Alain Juppé « va très loin dans la politique de l’offre : de la réforme du code du travail à celle des seuils sociaux en passant par le temps de travail ». Pour Annick Lepetit, porte-parole du groupe socialiste à l’Assemblée nationale, avec ce programme qui « exhume les thèses thatchériennes avec quarante ans de retard », Alain Juppé mérite « le César du programme le plus réac ». On voit mal en effet, dans toutes ses propositions, ce qui pourrait empêcher le renard de manger le poulailler.

D’autant qu’une dernière promesse, plutôt favorablement accueillie, elle, confirme la détermination du candidat à les mettre en œuvre sans modération. En annonçant d’entrée ne vouloir exercer qu’un mandat, Alain Juppé, qui envisage déjà de faire passer des réformes contestées par ordonnance, se donne surtout, et ne s’en cache pas, les moyens de rassurer « les acteurs économiques » qui lui demandent s’il aura « le courage d’aller jusqu’au bout ». « La perspective d’un autre mandat conduit le président à garder les yeux rivés sur sa courbe de popularité et à renoncer, de ce fait, à des décisions nécessaires et courageuses », explique-t-il sans détour dans Le Un (12 octobre). « Ne cherchant pas du tout à être réélu, Alain Juppé ira jusqu’au bout de son programme radical de conversion de la France au libéralisme économique », avertit Thomas Guénolé sur Slate. « Les institutions de la Ve République étant ce qu’elles sont, ajoute le politologue, rien ou presque ne pourrait l’en empêcher, et ce pour cinq années entières. » Il n’est pas trop tard pour s’en inquiéter.

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