Un monde de brutes

L’illusion des grandes puissances est de croire qu’elles en ont terminé avec la résistance lorsqu’elles peuvent contempler du haut de leurs avions ou de leurs satellites des villes en ruines.

Denis Sieffert  • 21 décembre 2016
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Un monde de brutes
© George OURFALIAN / AFP

Nous voilà chez nous entrés dans ce qu’on appelle aimablement la « trêve des confiseurs ». L’expression sonne étrangement à nos oreilles en ces temps de violence extrême. Elle a, paraît-il, été inventée par un journal satirique pour justifier la suspension d’un débat houleux sur la constitution de la Troisième République. Mais, même sur ce mode ironique, elle évoque la guerre. La trêve, ce n’est jamais que le silence provisoire des armes. Les habitants d’Alep l’ont longtemps espérée. En vain. Et à l’orée de la nouvelle année, c’est bien la guerre qui diffuse son poison, même là où elle n’est pas, ou pas encore.

Dans la seule soirée de ce 19 décembre, nous avons appris l’assassinat de l’ambassadeur russe à Ankara, un attentat terroriste à Berlin qui rappelle en tout point celui de Nice, et une attaque contre une mosquée en Suisse. À Ankara, il ne fait aucun doute que le tueur a voulu venger les morts d’Alep. Il l’a crié en commettant son crime. À Berlin, c’est un marché de Noël, haut lieu de la « trêve des confiseurs », qui a été transformé en champ de bataille. Décidément, le chaos du Moyen-Orient n’en finit pas de répandre ses métastases. Certes, on peut et on doit dénoncer et combattre les terroristes. Le consensus existe sur ce point. Nous sommes nettement moins nombreux à vouloir remonter le fil de l’histoire pour comprendre que le chaos naît d’une illusion. Ceux qui disposent de la force croient toujours que leurs victoires sont définitives.

Les États-Unis ont ouvert ce jeu de massacre en 2003. En quelques jours, ils ont anéanti l’armée de Saddam Hussein. Ils ont ensuite poussé leur avantage jusqu’à détruire toutes les structures administratives du pays, et à rejeter et humilier la communauté sunnite. À Alep, la Russie a couvert de bombes la partie orientale de la ville tenue par les rebelles, jusqu’à écrasement total. À Alep comme à Bagdad, le mensonge le plus grossier a accompagné les bombes. En Irak, c’était des armes de destruction massive qui n’existaient pas. En Syrie, la lutte contre Daech là où Daech n’était pas. Dans un cas, il s’agissait pour les États-Unis de mettre directement la main sur les énormes champs pétroliers de Kirkouk et de Bassora. Dans l’autre, de sauver une dictature à l’agonie. La toute-puissance au service du mensonge, c’est hélas une vieille histoire au Moyen-Orient, depuis la trahison franco-britannique au lendemain du démantèlement de l’Empire ottoman, jusqu’au soutien à la colonisation des terres palestiniennes par Israël.

L’illusion des grandes puissances est de croire qu’elles en ont terminé avec la résistance lorsqu’elles peuvent contempler du haut de leurs avions ou de leurs satellites des villes en ruines. La haine, la soif de vengeance et la folie des futurs jihadistes n’apparaissent jamais sur les photos. Évidemment, fabriquer des jihadistes, ce peut être aussi une stratégie. C’est clairement celle de Bachar Al-Assad depuis le début du soulèvement. C’est également la stratégie historique d’Israël : avoir contre soi non pas celui qui tend la main, et avec lequel il faudra bien négocier, mais le pire des ennemis, celui contre qui on pourra mener une guerre sans fin. Mais, c’est une stratégie dont les effets différés sont catastrophiques.

Hélas, on ne voit pas qu’en 2017 cette illusion de la force puisse être dissipée. L’ONU, qui devrait être le lieu du droit, est l’alibi de la violence d’État. Aux veto américains sur Israël, répondent ceux de la Russie en Syrie. Et le « casting » des chefs d’État pour l’année qui vient est effrayant. La galerie de portraits n’est guère porteuse d’espoir : Trump (et sa cohorte de climatosceptiques, de racistes et de fachos), Poutine, Erdogan, Kabila… Liste non exhaustive. Et chez nous, qui ? Fillon ou Le Pen ne dépareraient pas le lot. Il faudra tout faire pour éviter ce scénario. Car dans ce monde de brutes, il n’y a pas que des dictateurs. Tout est toujours relatif, bien sûr. Mais j’ai tout de même envie de faire une petite place dans ce paysage à l’irascible ministre allemand des Finances, Wolfgang Schäuble. Il veut couper les vivres à la Grèce pour punir Alexis Tsipras de venir en aide aux petites retraites, et aux îles qui doivent faire face à l’accueil des réfugiés. Tout se tient. Le fanatisme budgétaire est ravageur lui aussi.

La trêve des confiseurs, ça n’est pas pour tout le monde, même en Europe, même chez nous. La France compte plus de 200 000 sans-abri. Et 14 % de nos concitoyens vivent sous le seuil de pauvreté. Il suffit de se promener dans les rues de nos villes ou d’emprunter les transports en commun pour voir cette misère qui n’était pas là il y a quinze ou vingt ans. Les guerres économiques sont moins sanglantes ; elles n’en sont pas moins criminelles et porteuses de conflits.

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