Bac + 8 option précarité
Des collectifs d’enseignants-chercheurs se mobilisent contre la précarisation dans les facs françaises, devenue un véritable mode de gestion, et dénoncent un système à bout de souffle.
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« Nous sommes vos collègues, nous sommes ceux et celles sans qui ni l’enseignement ni la recherche ne seraient possibles. » Cette simple phrase, que l’on peut lire en page 4 du manifeste publié par le Collectif des personnels précaires de l’université du Mirail (rebaptisée Jean-Jaurès en 2014) le 11 mai dernier, en dit long sur la logique de précarisation à l’œuvre dans l’enseignement supérieur et la recherche (ESR). Le bilan social 2014-2015 publié par le ministère de l’ESR relève 30 % de contractuels parmi les enseignants-chercheurs et près de 40 % parmi les personnels BIATSS (bibliothèques, ingénieurs, administratifs, techniciens de service et de santé). Les conséquences de cette précarité croissante sont dévastatrices pour l’ensemble du secteur et plus largement pour l’avenir du pays.
Faire de la recherche aujourd’hui, en France, toutes disciplines confondues, constitue une véritable gageure. Selon la sociologue Valentine Hélardot, la précarité au travail est un processus de dégradation des conditions d’embauche et de travail qui engendre deux phénomènes interconnectés : l’incertitude et la domination. L’Université française, et plus largement l’ensemble du système éducatif, est inscrite depuis longtemps dans ce processus. Ce qui est plus récent, c’est la multiplication des personnes concernées et l’allongement des périodes de précarité. Une banalisation qui a pour principale conséquence l’invisibilisation du phénomène.
La précarité des personnels de l’ESR, aujourd’hui, est triple : « Précarité professionnelle, bien sûr, qui engendre rapidement une précarité vitale, et donc psychique », témoigne une jeune docteure en sciences politiques qui s’estime « heureuse » d’avoir obtenu un CDD de recherche d’un an après « “seulement” sept ans de galère ». Pour Andréa (1), doctorante en sociologie, « la précarité, c’est plutôt le fait de comprendre que tout ton système de travail est fondé sur l’instabilité. Instabilité de statut et impossibilité d’imaginer qu’un jour ça va s’arrêter. C’est une absence totale de visibilité à moyen terme ». La précarité, en effet, fait office de système de gestion de l’ESR.
D’après les chiffres de la direction générale des ressources humaines de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, en 2013, 24 % des enseignements délivrés par l’Université française l’étaient par des personnels non permanents, soit environ 22 000 personnes. Un an après, on est passé à 30 %, en dépit de la loi Sauvadet de 2012, qui avait pour ambition de faciliter l’accès à l’emploi titulaire et d’améliorer les conditions d’emploi des agents contractuels. Des chiffres qui doivent être largement revus à la hausse quand on sait que les statistiques institutionnelles ne prennent en compte que les personnels recrutés en CDD, excluant donc les plus précaires des précaires, payés à la tâche, à l’heure faite, sans couverture sociale, ou encore les agents dont le travail de recherche est financé par les indemnités chômage, voire pas financé du tout.
Créé par décret en 2009, le contrat doctoral unique (CDU) est un CDD de droit public d’une durée de trois ans, correspondant à une rémunération minimale de 1 684,93 euros brut mensuel. Dans les textes, la création du CDU, censée financer la majorité des doctorats, est donc une avancée. La pratique est moins reluisante. En premier lieu, ce contrat de trois ans non renouvelable (sauf en cas de grossesse ou de congé maladie) n’offre pas le temps nécessaire à la réalisation d’une thèse. Ce qui conduit à certaines pratiques précarisantes comme l’année de césure, ou année blanche (une période de non-droit social). Sans compter les milliers de thèses qui sont terminées chaque année grâce à la fameuse « bourse Pôle emploi ». En outre, les contrats doctoraux avec activité complémentaire d’enseignement intégrée pourraient disparaître sous peu, puisque moins rentables que les contrats doctoraux avec un enseignement payé en heures complémentaires. En bref, le CDU n’a contribué ni à l’augmentation du nombre de thèses soutenues par des fonds publics ni à la revalorisation des rémunérations, pas plus qu’à la reconnaissance du statut des doctorants. Or, ceux-ci représentent environ la moitié des chercheurs en France, et, s’ils parviennent à terminer leur thèse malgré tout, ils entrent alors dans le grand cercle des chercheurs précaires de longue durée…
La situation post-doctorale n’est le plus souvent qu’une interminable suite de déconvenues. D’autant plus difficile à supporter qu’un docteur à bac + 8 a, rappelons-le, mené de A à Z un projet de recherche innovant et inédit. Il se sent légitimement acteur d’un système dont il est exclu depuis des années. Il espère donc pouvoir l’intégrer enfin dignement, quoique sans grande prétention salariale – un maître de conférences démarre sa carrière à 2 114 euros brut mensuel. Mais voilà, « manque de bol, des postes, il n’y en a plus », ironise-t-on sur le site OnVautMieuxQueÇa ! Depuis 2010, le nombre de postes de maîtres de conférences publié a diminué de 30 %. Lorsqu’on observe l’évolution de l’effectif des personnels de l’enseignement supérieur de 1992 à 2012, il apparaît que la catégorie des enseignants non permanents a plus que doublé sur les quinze dernières années. De nombreuses formations reposent en grande partie, si ce n’est intégralement, sur des enseignants précaires.
En parallèle, les budgets alloués à l’organisation pédagogique et administrative des formations sont en baisse constante. Sans compter la faillite du crédit impôt recherche. Cerise sur le gâteau déjà bien chargé des docteurs sans poste, l’Agence nationale de la recherche, créée en 2005, qui s’occupe du financement des laboratoires à travers des appels à projets. Fini les budgets constants, place à la compétition scientifique. Les financements deviennent incertains et, si financement il y a, le recrutement se fait par CDD (les fameux « post-doc ») le temps du projet. Un modèle censé créer de l’émulation entre laboratoires et chercheurs, mais qui freine la recherche à cause de l’instabilité qu’il provoque. « Lorsque je suis sur un contrat précaire, je peux passer un tiers de mon temps à postuler à des offres », témoigne Louis, docteur en anthropologie de la santé.
Comment un tel système ne s’effondre-t-il pas ? Cela tient « à la docilité et à la conscience professionnelle des précaires eux-mêmes, à l’énergie qu’ils investissent, couplées à l’absence de connaissance de leurs droits », indique le Collectif des personnels précaires de l’université du Mirail. Autre explication : « La multiplication des tâches administratives et de coordination assumées par les titulaires et assurées en partie par des personnes précaires qui réalisent, de fait, du travail gratuit. » Individualisation des parcours, atomisation des chercheurs, affaiblissement des logiques collectives de travail, absence de perspectives d’embauche stable et de soutien institutionnel, vide statutaire, déconsidération sociale… Dans ce tableau désastreux, que reste-t-il au jeune docteur ? Sa passion, son ardeur au travail (qui, conjuguée avec la précarité, le conduit souvent au burn-out), le soutien du cercle familial parfois, ingrédients sur lesquels, précisément, s’instaure le cercle vicieux de la précarité.
Il faut vivre au jour le jour et accepter à peu près n’importe quelle vacation, y compris sans contrat, pour ne pas perdre pied. « Je suis ethnologue, j’habite Toulouse et suis chercheuse associée à l’université Jean-Jaurès. Je n’ai plus droit aux indemnités Pôle emploi. Finalement, c’est l’université de Nantes qui me propose de donner des cours de sociologie, sans aucun remboursement des frais de déplacement, et ceci uniquement grâce au fait que j’ai fini par me mettre en micro-entrepreneur ! », s’insurge Claire.
Des entrepreneurs de la recherche : c’est souvent ainsi que se conçoivent les docteurs nouvelle génération. Sachant que le secteur privé n’offre pas plus de perspectives d’embauche pour des bac + 8 qui, en France, ne font pas le poids face à un ingénieur bac + 5. L’avenir de la recherche est plus que sombre. Aussi sont-ils de plus en plus nombreux à fuir à l’étranger, où, en règle générale, le doctorat bénéficie d’une meilleure reconnaissance qu’ici.
« La précarité, c’est le système politique dans lequel on est, et on y est pour longtemps. Il nous faut trouver d’autres ressources pour se fédérer et éviter que tous nos efforts passent à la trappe », explique Laurence, tout juste recrutée maître de conférences en sociologie à l’université de Picardie Jules-Vernes, après huit ans comme contractuelle de la recherche. Pour elle, le combat a débuté avec la loi LRU (liberté et responsabilité des universités), en 2007, qui organise l’autonomie des universités.
Au printemps 2016, au cœur du mouvement contre la loi travail, Laurence a participé à la création du Collectif des précaires de l’ESR, qui fédère aujourd’hui une vingtaine de collectifs locaux, dont le très actif Collectif des docteur.e.s sans poste. Leur mobilisation vise à changer les procédures en profondeur et surtout à y apporter un peu de transparence, mais aussi à rendre visible la précarité grandissante du secteur en France, à l’heure où recherche et recherche d’emploi (au sens le plus strict du terme) se confondent dangereusement. Une situation que résume bien cette photo, à peine provocatrice, qui a fait le tour des réseaux sociaux, où l’on voit un jeune tenant une pancarte sur laquelle il est écrit : « Un doctorat, trois post-docs, six publications, prêt à travailler pour de la nourriture ».