« Les gilets jaunes relient écologie et justice sociale »
À la veille des 20-21 septembre, le chercheur Zakaria Bendali souligne qu’en dépit des différences, gilets jaunes et manifestants climat partagent beaucoup de préoccupations.
dans l’hebdo N° 1569 Acheter ce numéro
Les 20 et 21 septembre, un nouveau round pour les défenseurs du climat retentira en France, et ailleurs dans le monde les jours suivants, afin de se faire entendre jusqu’à New York, où se tient le sommet spécial de l’ONU sur le climat à partir du 23 septembre. En France, les mobilisations climat ne peuvent plus faire abstraction des gilets jaunes qui continuent de se retrouver chaque samedi. Celle-là tentera une nouvelle fois la convergence des luttes partout en France, notamment à Paris autour de la justice écologique et sociale. Après un an d’existence pour le mouvement climat, qui a surgi après la démission de Nicolas Hulot du gouvernement, et dix mois pour les gilets jaunes, ces deux mouvements cherchent encore les marques tangibles de la convergence, tant espérée. Le collectif Quantité critique, composé essentiellement de sociologues français et belges, analyse depuis le début ces mouvements « nouveaux, voire inattendus » via des questionnaires, et en suivant toujours la même démarche fondée sur trois questions primordiales : qui participe au mouvement social ? Qu’est-ce qui lui confère son unité ? Et, au contraire, qu’est-ce qui le fracture ? Zakaria Bendali, l’un des sociologues du collectif, esquisse les grandes lignes de ces deux mouvements citoyens devenus incontournables dans la vie politique française.
Les résultats de vos enquêtes ont-ils permis de dessiner un profil socio-économique des participants à ces deux mouvements ou faut-il parler au pluriel ?
Zakaria Bendali : Nous n’avons pas un profil type qui concernerait tous les manifestants, mais de grandes tendances se dégagent : une fracture sociologique claire existe entre ces deux mouvements. On peut dire schématiquement que les gilets jaunes appartiennent aux classes populaires : les ouvriers et les employés sont surreprésentés. Ce sont également des personnes qui ont des difficultés financières au jour le jour : quasiment 90 % de nos enquêtés nous ont confié avoir du mal à boucler leurs fins de mois. Ils ont donc une expérience de la précarité, de la pauvreté. Les manifestants pour le climat que nous avons rencontrés étaient surtout issus des classes supérieures : 50 % d’entre eux étaient cadres ou enfants de cadres. Le mouvement est très jeune, urbain, concentré dans les grandes agglomérations. Les participants venant des classes populaires sont minoritaires, mais bien présents, notamment en région.
Cette quasi-absence des classes populaires pourrait-elle être un frein au mouvement climat ?
Force est de constater que, pour le moment, il a eu du mal à s’étendre au-delà de ses frontières sociales. À partir de nos enquêtes, nous pouvons commencer à élaborer une hypothèse autour de la territorialisation du mouvement : à Paris, nous trouvons une surreprésentation des cadres dans le mouvement parce qu’ils sont surreprésentés dans la capitale. Mais ça ne veut pas dire que les classes populaires sont indifférentes à l’écologie. Elle est aussi très présente dans le discours des gilets jaunes. Mais l’idée persiste que plus on est pauvre plus on est sous la contrainte de ces conditions matérielles qui limitent la liberté de faire évoluer ses choix de consommation. Les plus défavorisés se mobilisent différemment pour l’écologie.
La convergence des luttes derrière le slogan « Fin du monde, fin du mois, même combat » reste balbutiante. L’écologie peut-elle être le liant entre les deux mouvements ?
La sensibilité des gilets jaunes à la question écologique est réelle, même si, au début du mouvement, on a voulu opposer les deux : nos enquêtes ont montré que le climatoscepticisme est résiduel chez eux. Une proportion importante de gilets jaunes seraient prêts à accepter une réduction de leur niveau de vie pour la planète, et remettent en cause une injustice : on les accuse de polluer avec leur voiture alors que certains ne prennent jamais l’avion, etc. Ils relient facilement l’écologie à la justice sociale. La question de la répartition de l’effort pourrait servir une possible convergence. Le mouvement climat commence à se poser une question cruciale : est-ce vraiment utile de sensibiliser la population pour lui faire adopter un mode de vie écologique quand de grandes multinationales font à elles seules le travail de destruction de la planète ?
L’un de leurs points communs n’est-il pas la politisation qui résulte de ces mobilisations ?
Cela risque d’être la conséquence sur le long terme de ces mouvements. Pour les gilets jaunes, cela concerne tout un pan de la population qui s’était éloigné de la politique, estimant qu’il n’y avait rien pour eux : une de nos enquêtes a révélé que plus de la moitié des personnes interrogées refusait de se positionner sur l’axe traditionnel gauche-droite, ainsi qu’une part très importante d’abstentionnistes. Ils ont découvert des formes de politiques différentes, plus locales, et les rencontres leur ont permis de recréer un sentiment de commun. En réalisant qu’ils ne sont pas seuls à vivre cette situation, ils franchissent un premier pas vers la revendication d’un changement de société. Du côté du mouvement climat, le contact de différentes générations a un impact. Entre octobre 2018 et mars 2019, nous avons remarqué l’arrivée d’une nouvelle génération de lycéens, moins radicaux politiquement que leurs aînés, mais pouvant évoluer à leur contact. De nouvelles organisations de jeunesse, structurées autour de la question climatique, sont nées et deviendront une sorte d’école politique pour beaucoup d’entre eux.
La sensibilité de gauche est-elle omniprésente chez les manifestants ?
Sur le plan politique, ces deux mouvements sont assez différents. Les gilets jaunes sont très divers politiquement tandis que les manifestants climat le sont beaucoup moins. Lors de la manifestation climat d’octobre 2018, nous avions une très forte représentation de personnes ayant voté à gauche à la présidentielle, principalement pour les candidats Hamon et Mélenchon, avec quand même une petite présence de macronistes – qui émettaient donc des critiques sur ceux qu’ils avaient contribué à mettre au pouvoir. La droite traditionnelle était totalement absente. Au fil des manifestations, sous l’effet de l’arrivée des plus jeunes, cette tendance de gauche s’est un peu diluée même si elle reste très structurante. Au-delà du positionnement politique gauche-droite, c’est le diagnostic réalisé par les manifestants sur la question climatique qui nous intéressait.
Des divergences profondes apparaissent-elles ?
La fracture est assez claire entre ceux qui pensent qu’« il faut changer le système pas le climat », pour reprendre un de leurs slogans, et ceux qui pensent que c’est par la réforme des habitudes de consommation individuelle qu’on s’en sortira. Ces positions restent schématiques et peuvent être dépassées au cas par cas : certains peuvent à la fois prôner un changement de système et adopter une conduite écologique. Selon les manifestations, 30 à 50 % des enquêtés pensaient que le réchauffement climatique est principalement lié à des mauvais choix individuels. L’autre portion pensait plutôt qu’il faut changer le système de production. En posant la même questions aux gilets jaunes, nous avons obtenu des résultats similaires : un tiers liait le réchauffement climatique à des choix individuels, et à peu près la moitié estimait que c’était à cause du capitalisme. Cette question sera centrale pour la suite des deux mouvements. En questionnant l’opinion des manifestants climat à propos des gilets jaunes, nous avons remarqué que les plus radicaux, anticapitalistes étaient les plus favorables aux gilets jaunes. Aujourd’hui, la tentative de convergence reste encore embryonnaire, et dépendra sûrement de l’irruption du mouvement climat vers des revendications plus radicales.
En particulier sur les modes d’action ?
En effet, cela peut être un autre axe de fracture important : le recours à la violence, à la désobéissance civile, ou au contraire à des actions d’interpellation classique et médiatiques. Je pense que toutes les oppositions peuvent être dépassées : celle entre les pratiques individuelles et la remise en cause du système ; celle entre violence et non-violence ; celle entre légalité et illégalité. Une partie du mouvement cherche déjà à les dépasser, notamment avec la remise au goût du jour de la désobéissance civile. Participer à un mouvement social agit sur les personnes engagées dedans et il n’est pas rare de constater une radicalisation des propos et des actes après plusieurs mois. Nous essaierons d’analyser cette évolution dans un proche avenir.