En Tunisie, la colère des ouvrières agricoles

Dans les régions reculées, des femmes s’éreintent chaque jour dans les champs pour un salaire de misère et sans protection sociale. La crise du Covid-19 les laisse dans un dénuement total.

Thierry Bresillon  • 22 juillet 2020 abonné·es
En Tunisie, la colère des ouvrières agricoles
« Mon mari ne peut plus travailler. Si je perds mes bras, nous n’avons plus rien », témoigne cette ouvrière.
© Thierry Brésillon

Une voix s’élève parmi le groupe de femmes au travail pour ramasser les tomates dans cette matinée d’été : « On brûle sous le soleil ! On n’en peut plus ! Nous sommes au-delà de la fatigue ! » Comme les autres journalières autour d’elle, Cherifa, 47 ans, s’est levée à 3 heures du matin, a rejoint un petit bourg aux alentours de -Kairouan, à 160 kilomètres au sud-est de Tunis, puis est montée à l’arrière d’un camion envoyé par son employeur du jour pour aller récolter les fruits destinés à la fabrication de concentré. Recrutées au jour le jour, au gré des besoins des agriculteurs, les ouvrières sont transportées à l’arrière de camions, entassées par dizaines, avec dans certains cas une participation aux frais. Parfois, le transporteur verse de l’eau dans le fond de la benne pour les empêcher de s’asseoir et gagner ainsi de la place.

Ce moyen de transport est illégal et sanctionné d’une amende de 700 dinars (215 euros), souvent remplacée par un bakchich de 50 ou 60 dinars. Le 27 avril 2019, treize ouvrières agricoles ont trouvé la mort dans l’accident du camion qui les conduisait sur leur lieu de travail. Le drame a d’autant plus ému qu’il est loin d’être isolé. En cinq ans, ces accidents ont fait plus de 40 morts et de 500 blessés. À la suite d’une tragédie similaire en 2018, une ligne de bus pilote avait été expérimentée, mais elle était trop chère et peu adaptée aux routes rurales. En mai 2019, la loi sur le transport terrestre a été amendée pour créer une catégorie spécifique aux ouvriers agricoles, mais la mesure attend toujours ses décrets d’application. Un collectif d’associations s’est créé pour faire pression sur le gouvernement, mais le problème est plus économique que légal.

Depuis leur arrivée sur place à 6 heures jusqu’à la mi-journée, les ouvrières agricoles arrachent les plants et les secouent pour remplir des cageots. À la colère succède la plainte : « Nous sommes toutes malades, ici. Je suis devenue allergique à force de respirer la poussière et les produits. J’ai “les vertèbres” ! confie Cherifa. Le médecin m’a dit d’arrêter mais, si on ne travaille pas, on meurt ! » Pliées en deux durant des heures, les ouvrières souffrent toutes de hernie discale. Malgré les corps prématurément usés, ces mères de famille n’ont pas d’autre choix que de s’éreinter chaque jour : une saison pour planter puis ramasser les tomates, une autre pour les poivrons, à l’automne la cueillette des olives, depuis leur plus jeune âge et jusqu’à ce que le corps lâche. Pas de congés, pas le temps d’être malade. Dans une ville -voisine, quelques jours plus tôt, une ouvrière a même accouché à l’arrière du camion qui la ramenait de sa journée de travail.

[encadré]Chaque cageot rempli est payé 300 millimes (à peine 10 centimes d’euro), dont il faut souvent déduire la participation au transport (3 dinars, 90 centimes d’euro). « Les meilleurs jours, je gagne 10 dinars [à peine 3 euros], explique Cherifa. On doit économiser, payer les fournitures scolaires. J’ai amené mon fils de 15 ans pour qu’il m’aide, je lui ai dit que sinon je ne pourrai pas l’envoyer à l’école. » En général, les maris partent travailler plusieurs mois sur les chantiers de BTP dans les villes de la côte. « S’il y avait une usine près d’ici, on serait mieux ! » Mais nous sommes dans ces régions de l’intérieur, que les investisseurs et l’État ont toujours délaissées au profit du littoral.

Cette précarité s’est aggravée pendant les deux mois de confinement (commencé le 22 mai). En théorie, les agriculteurs pouvaient travailler, mais l’interruption des chaînes de distribution des plants et les difficultés de transport ont perturbé l’activité. « Nous n’avons pas travaillé depuis le mois de novembre », déplore Sihem Souissi, une autre ouvrière. L’État a versé deux fois 200 dinars (environ 60 euros) aux démunis, sauf aux plus pauvres, qui perçoivent déjà une allocation de 180 dinars et n’ont reçu qu’un complément de 60 dinars. « On ne pouvait même pas -mendier, personne n’avait plus rien. On a vendu ce qu’on avait, le mouton de l’Aïd [prévu fin juillet], mes bijoux de mariage. J’ai une ardoise de 400 dinars chez l’épicier pour les quatre derniers mois. » La Tunisie a été relativement épargnée par la pandémie, avec un peu plus de mille cas recensés et cinquante décès. Mais au prix d’un effondrement social à bas bruit, dans l’intimité des ménages les plus fragiles.

Les ouvrières agricoles seraient 500 000 en Tunisie, et sur elles repose le sort de presque autant de familles. La quasi-totalité n’ont ni statut, ni sécurité sociale, ni caisse de retraite. En mars 2019, le gouvernement a lancé un système d’adhésion volontaire à la sécurité sociale pour ces travailleuses, dont le sort à fini par émouvoir l’opinion. C’est Meher -Khelifi, le fils de l’une d’elles morte d’un cancer, qui a conçu le système, baptisé Ahmini (Protégez-moi). Moyennant 1 dinar par jour versé via un crédit sur une carte de téléphone, elles peuvent en théorie bénéficier d’une protection en cas d’accident du travail, d’un accès aux soins et d’une pension de retraite. Mais le système s’est avéré complexe et coûteux pour les bénéficiaires. Environ 23 000 femmes ont souscrit sur les 100 000 espérées. « On nous a donné une puce, mais on n’a rien reçu, raconte Sihem. Je ne sais même plus où elle est. On a juste perdu l’argent pour aller en ville pour la réunion d’information. » « C’est vrai qu’il faut continuer à expliquer, mais l’administration des affaires sociales résiste à la numérisation des relations avec les citoyens, regrette Meher Khelifi. Les femmes rurales, c’est leur chasse gardée. »

À vrai dire, le problème dépasse de loin les dispositifs administratifs. Les petites mains de l’agriculture tunisienne sont la composante la plus fragile d’un modèle économique qui a négligé l’agriculture comme fondement de son développement. « Les agriculteurs sont durs avec nous, lâche Cherifa, mais c’est vrai qu’ils sont sous pression. » La parcelle sur laquelle Cherifa, Sihem et les autres récoltent les tomates est louée par un paysan contraint de trouver une terre chaque saison pour travailler. La production est destinée à une usine qui vend les plants aux producteurs et préfinance les intrants. « Cette année, cette usine achète le kilo de tomates 180 millimes [5,5 centimes], explique Kais Jemli, l’associé de l’employeur. C’est très peu, et en plus il lui arrive souvent de mettre deux ou trois jours pour emporter les tomates : on perd deux tonnes à chaque fois. L’an dernier, elle a décidé de baisser le prix annoncé en toute fin de saison. Nous avons perdu plus de 30 000 dinars ! »

C’est ainsi que ces paysans sans terre, sans accès aux crédits bancaires, s’enferment dans la spirale de la dette et doivent accepter les conditions des acheteurs. « L’an dernier, raconte Kais Jemli, le syndicat agricole a lancé le mot d’ordre de ne pas planter de tomates pour exiger un meilleur prix d’achat. Le secrétaire régional a été le premier à ne pas respecter la consigne ! »

L’État dispose de 800 000 hectares de terres domaniales, confisquées aux tribus au profit des colons sous le protectorat et nationalisées en 1964. Depuis, il en fait profiter des privilégiés. « Au lieu de les rendre aux paysans, il les donne à des fonctionnaires, déplore encore Kais Jemli. On envoie nos demandes au gouvernorat, mais la moitié sont jetées à la poubelle. Est-ce qu’il faut que j’épouse une prof d’université pour avoir une terre ? » Depuis l’indépendance, le pouvoir a choisi de nourrir les travailleurs des villes à bas coût, pour acheter la paix sociale et pour gagner une position, modeste, dans la division internationale du travail, fondée sur les bas salaires. Même durant la brève expérience socialiste des coopératives agricoles entre 1965 et 1969, le principe était le même : extraire du monde rural le maximum au moindre prix pour financer l’industrialisation du littoral. Le résultat, c’est un cercle vicieux qui maintient les régions intérieures dans la pauvreté et l’économie nationale dans la dépendance. Et une colère contenue dans le cœur des milliers de femmes qui nourrissent le pays.

Monde
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