Le couvre-feu, tout un symbole
En vigueur depuis samedi dans huit métropoles et en Île-de-France, cette mesure d’une forte charge symbolique et historique fait débat.
Mercredi 14 octobre, 20h, Emmanuel Macron annonce solennellement la mise en place d’un couvre-feu, qui prive de sortie les habitants de la région Île-de-France et de huit métropoles entre 21h et 6h, et ce pour au moins quatre semaines. La mesure est historiquement chargée, encore plus lorsqu’elle est annoncée pour débuter le 17 octobre, comme le souligne le professeur en science politique Emmanuel Blanchard, spécialiste des polices et du maintien de l’ordre : « Il est évident qu’un couvre-feu qui démarre le 17 octobre, pour des personnes qui ont des souvenirs ou une connaissance de la guerre d’indépendance algérienne, renvoie au couvre-feu du 5 octobre 1961, qui est largement considéré comme le point de départ de ce qui nous a menés au massacre du 17 octobre 1961. »
Le 5 octobre 1961, en pleine guerre d’Algérie, la préfecture de police de Paris conseille « de la façon la plus pressante aux travailleurs musulmans algériens de s’abstenir de circuler la nuit ». Afin de contester cette mesure discriminatoire, le 17 octobre, des milliers d’Algériens manifestent à la tombée de la nuit dans Paris. La police réprime la marche pacifiste et tue des dizaines de personnes. Depuis cet événement, la France a connu de rares couvre-feux. Dans certains quartiers populaires durant les émeutes de 2005, à La Réunion au début du mouvement des gilets jaunes, ou plus récemment dans certaines communes pendant le confinement.
Une référence guerrière
Le couvre-feu est assurément une mesure qui fait référence aux temps de guerre dans l’imaginaire collectif. Aussi, elle n’apparaît pas tout à fait par hasard dans la stratégie de lutte contre le coronavirus du gouvernement. « Le terme vient s’ajouter à une longue liste de termes bellicistes et guerriers inaugurée par Emmanuel Macron avec son fameux « Nous sommes en guerre« », constate le géographe Michel Lussault. « On peut voir dans l’utilisation de « couvre-feu » la preuve d’un cadrage gouvernemental sécuritaire alors que beaucoup de scientifiques considèrent que ce qui a été raté depuis quelques mois, c’est la capacité du gouvernement à faire preuve d’une pédagogie sanitaire », ajoute Emmanuel Blanchard. Les chercheurs le soulignent : ce choix est un choix politique, qui n’est pas celui de nombre de pays voisins.
Or face à ce choix, pas de débat, comme le soulignait le député François Ruffin le vendredi 16 octobre.
Macron décide tout seul qu'à 21h05, nous n'aurons plus le droit de mettre un pied sur le trottoir. Mais de quoi on discute dans cette Assemblée ? De la TVA sur les produits de bio-contrôle ! On est complètement à côté de la plaque ! pic.twitter.com/3T5hhXZYMS
— François Ruffin (@Francois_Ruffin) October 16, 2020
L’absence de discussions publiques confère à la mesure une dimension inévitable et indispensable. Or depuis son annonce le 14 octobre dans un entretien télévisé, le couvre-feu est largement contesté. Michel Lussault, directeur de l’École urbaine de Lyon, n’en est pas surpris :
Le manque d’explications de la norme ne peut entraîner que du malaise et de l’incompréhension. Là où l’on peut s’en sortir dans une situation de crise, par le débat public, le gouvernement invoque ici la guerre pour escamoter tout débat public.
« La nuit est toujours chargée négativement »
« La première liberté supprimée en cas de crise est justement celle de circuler librement la nuit », écrivait Luc Gwiazdzinski dans son ouvrage La Nuit, dernière frontière de la ville, paru en 2005. Quinze ans plus tard, la formule du géographe, professeur à l’école supérieure d’architecture de Toulouse, résonne particulièrement avec l’actualité. « La nuit est toujours chargée négativement. Dans le pays des Lumières, on est marqué par cette logique-là. Il faut contrôler ce qui échappe à la raison, qui est du domaine du rêve ou de la fête. » Cette volonté de contrôle se mue donc en un couvre-feu qui possède une forte charge morale, selon le chercheur :
La nuit est un temps de transgression qui nous structure. La première nuit blanche, la première relation sexuelle, la première fois qu’on touche à la drogue ou à l’alcool… Ce couvre-feu est un rappel à l’enfance, au temps où nos parents nous privaient de sortie.
De son point de vue de géographe, Luc Gwiazdzinski remarque également que ce couvre-feu est le premier coup d’arrêt à ce qu’il appelle « la conquête de la nuit ». Dans nos sociétés contemporaines, les temps de la soirée et de la nuit sont devenus d’une importance telle, que « c’est aujourd’hui la nuit qui fait de plus en plus l’attractivité d’une ville », souligne le chercheur. Et de déplorer : « Je crois qu’on ne s’est pas rendu compte que la nuit est devenue un secteur économique et un temps de création incroyable. »
Une mesure égalitaire ou ciblée ?
La nuit en ville, on croise des fêtards, mais aussi des citoyens qui s’engagent, des travailleurs, ou des personnes sans abri. Peut-on pour autant dire que le couvre-feu vise des populations précises et revêt, de ce fait, un caractère inégalitaire ? Sur ce point, les chercheurs interrogés divergent. Pour Emmanuel Blanchard, « on peut dire que le couvre-feu, dans sa dimension englobante, vise à ne pas cibler une population particulière ». Il ajoute qu’insinuer « que la mesure est a priori discriminatoire serait de la surinterprétation », et est rejoint en ce sens par Sylvie Tissot, sociologue :
lI est impossible de dire en amont que ce couvre-feu vise des groupes. Il faut attendre de voir s’il y a des biais de classes et des biais de races dans son application.
Son de cloche différent chez Michel Lussault, qui affirme « qu’en ciblant des territoires, le couvre-feu cible aussi des populations et des pratiques ». Et le géographe de citer les habitants des quartiers populaires « qui devront continuer à bosser », les étudiants « qui doivent aller dans des amphithéâtres surchargés mais ne peuvent pas faire la fête », et « les bobos et leurs sorties culturelles ».
Plus que l’intention de la mesure, c’est son application qui va devoir être observée dans les semaines à venir. « On peut imaginer qu’il y aura très peu de contrôles dans les rues si ce sont surtout les lieux qui sont ciblés. Il faudrait viser les établissements et non pas les personnes », remarque Emmanuel Blanchard. Une façon d’éviter d’assister à nouveaux aux violences policières constatées pendant le confinement, « mesure universelle, mais inégalitaire dans la façon dont elle était appliquée, avec des contrôles à géométrie variable », rappelle Sylvie Tissot.
Un paysage urbain profondément bouleversé ?
Outre l’application du couvre-feu et ce qu’elle nous dira sur la stratégie du gouvernement, les géographes et urbanistes s’interrogent actuellement sur les possibles transformations profondes que les mesures prises depuis le printemps pourront avoir sur nos villes. « À la fin de la crise sanitaire, les villes seront sûrement moins animées », prédit Luc Gwiazdzinski.
S’il est évident que la période aura des répercussions à long terme sur les individus, Michel Lussault souligne que nos paysages, notamment urbains, devraient également subir de profonds changements : « Nous pourrions avoir une volonté redoublée de sécuriser les espaces, à la fois sur le plan sécuritaire et sanitaire. Mais, au contraire, nous pourrions être relancés dans notre désir d’avoir des espaces de liberté, moins contrôlés. Personne ne sait dans quel sens nous allons. » C’est décidément le maître mot de cette période.
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