Rocky, la « mauvaise perception » devenue légende
Dans le contexte post-guerre du Vietnam et de domination des boxeurs noirs, la figure de Rocky Balboa, incarnée par Sylvester Stallone, symbolise une Amérique réactionnaire, effaçant de l’histoire les véritables champions.
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L’histoire de Rocky est connue : un boxeur italo-américain, semi-amateur, cogne des athlètes africains-américains et des gaillards soviétiques. Née en 1976, la saga se porte toujours bien, avec une sortie en salle et un projet pour les plateformes en ligne. On a beaucoup écrit sur l’outrance de ces films, attachants parce qu’ils montrent la combativité des classes populaires. Mais ils éclairent également les transactions contemporaines entre fiction et réalité, au service de représentations ordonnées des races.
Rocky est l’héritier de relations anciennes entre boxe et cinéma. À la fin du XIXe siècle, Philadelphie est l’épicentre de l’industrie du faux film de boxe, pour laquelle de vrais champions rejouent leurs matchs. Les progrès techniques permettent ensuite de filmer les véritables rencontres. Pour garantir le meilleur spectacle, les compétitions épousent alors le rythme et la dramaturgie du cinéma, comme le raconte Jack London dans La Brute des cavernes (1911). Ce n’est pas le problème moral que poseraient la triche et le chiqué mais une raison raciale qui porte un coup d’arrêt à la diffusion de ces films. Soucieuses de l’impact des images projetées, les autorités interdisent l’exploitation des images des combats victorieux des boxeurs noirs. La fiction prend alors le relais et met en scène le triomphe de pugilistes blancs. Le genre s’épanouit durant la Grande Dépression : des champions s’extraient de la misère sociale, non sans corriger aux passages quelques adversaires noirs ou latinos. Ces personnages incarnent une masculinité de contrôle, pouvoir exercé sur soi comme antidote au déclassement, exaltant la conquête par les poings d’un nouveau pouvoir d’agir.
Le contexte qui voit naître le personnage de Rocky est celui d’une Amérique en crise. L’essor du personnage profite de la détestation vouée à Mohammed Ali, qui a su transformer le ring en une arène politique favorable aux luttes des minorités. Faire chuter Ali devient une obsession nationale. Le boxeur est privé de ring parce qu’il s’oppose à la guerre du Vietnam et refuse son incorporation militaire. Deux événements successifs préparent l’avènement de Rocky. En 1969, Ali est opposé dans un combat simulé pour le cinéma à Rocky Marciano, grand champion retraité de l’après-guerre. Les deux hommes réunis sur le ring exécutent des enchaînements divers, frappent, chutent, sans connaître le montage final de ces scènes. Le déséquilibre du rapport de force et le corps fatigué de Marciano n’ont que peu d’incidences sur le public, qui exulte : à l’écran, Ali est mis K.-O. Le champion est ensuite accroché, cette fois dans une compétition véritable, par un challenger blanc sans envergure.
Stallone s’empare de l’histoire, qui donne l’argument contrefactuel de Rocky : et si l’outsider blanc l’avait emporté ? Et s’il était devenu champion du monde, comme Marciano, son modèle ? Comme l’analyse Marc Bloch, « l’erreur ne se propage, ne s’amplifie, ne vit enfin qu’à une condition : trouver dans la société où elle se répand un bouillon de culture favorable ». Et l’historien de conclure : « Seuls […] de grands états d’âme collectifs ont le pouvoir de transformer une mauvaise perception en une légende (1) ».
Dans les années 1970, l’Amérique blanche est mûre pour soutenir le prochain challenger en mesure de contester la suprématie des Africains-Américains sur le ring, même si son champion ne s’illustre que dans des combats virtuels. Stallone a pu entretenir une curieuse effraction dans le réel, filmant une histoire alternative de la boxe que le monde sportif a d’ailleurs fini par reconnaître, accueillant le personnage – le seul fictif – dans son Panthéon, le Hall of Fame. Sur les forums de discussions, les spéculations sont courantes sur les chances des poids lourds en activité ou récemment retirés face à Rocky, comme il en va des paris sur les boxeurs de chair et d’os.
Hollywood a ainsi forgé son champion du monde, sorte d’anti-Ali : lent, blanc, peu volubile, patriote. La saga peut déployer un univers réactionnaire, marqué par la nostalgie de l’Amérique de l’après-guerre, effaçant dans la mémoire collective les champions véritables qui lui sont contemporains. Qui se souvient par exemple de John Tate, de Mike Weaver, de Michael Dokes ? Qui connaît la vie de Larry Holmes, véritable champion des lourds entre 1978 et 1985, temps du règne fictif de Rocky ? Leurs histoires de sang, de sueur, de coups, de ruses, de luttes, valent bien des blockbusters.
(1) Réflexions d’un historien sur les fausses nouvelles de la guerre, Marc Bloch, Allia poche, 2019 (1re éd. 1921).
Par Loïc Artiaga Enseignant-chercheur à l’université de Limoges. Auteur de Rocky. La revanche rêvée des Blancs, Éditions Amsterdam, 18 euros, 240 pages.
Compenser l’hégémonie pesante d’une histoire « roman national » dans l’espace public, y compris médiatique ? On s’y emploie ici.
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