L’émigration libanaise hier et aujourd’hui
Frappé par la crise, le Liban connaît un nouvel exode qui fait écho à des épisodes vécus jadis par sa diaspora, quand les émigrants pouvaient encore partir en nourrissant tous les espoirs.
dans l’hebdo N° 1727 Acheter ce numéro
Le Liban vient de connaître un nouveau drame, après la double explosion du 4 août 2020 à Beyrouth, dans un contexte de crise politique depuis 2019 et alors que l’économie s’effondre, plongeant plus de 80 % de la population du pays dans la misère. Le 23 septembre 2022, une embarcation chargée de Syriens et de Libanais s’est abîmée en mer, faisant une centaine de victimes.
Ceux qui en ont encore les moyens fuient le pays par les airs, rejoignant les communautés libanaises de la diaspora. Les autres mettent leur vie en péril, s’embarquant aux côtés de Syriens réfugiés dans le pays. Les catégories se brouillent. Ceux qui fuient la guerre et ceux qui fuient la misère se retrouvent dans les mêmes embarcations, à la merci des mêmes passeurs sans scrupule.
Nous voici donc témoins d’une nouvelle vague d’émigration au départ du Liban. Entre les années 1880 et la Première Guerre mondiale, près de 300 000 personnes, en grande majorité des paysans de confession chrétienne, ont quitté l’Empire ottoman – alors puissance tutélaire de leurs régions d’origine –, la montagne du Mont Liban et la région de Beyrouth, poussées par la misère vers les Amériques, l’Afrique, l’Australie. Par la mer, au départ des ports libanais, principalement Beyrouth.
Le départ leur était officiellement interdit – et le restera jusqu’en 1898 –, mais il était alors facile de soudoyer fonctionnaires et policiers pour obtenir un passeport. Après la traversée de la Méditerranée, ces migrants faisaient escale à Marseille et, de là, repartaient, passant parfois par Paris puis Le Havre pour rejoindre plus rapidement et facilement les États-Unis ou le Canada.
La caractéristique de ce courant migratoire tenait donc en deux mots : contrôle et circulation.
À l’arrivée, des contrôles sanitaires et administratifs – notamment à Ellis Island, station ouverte en 1892 – laissaient 90 à 95 % d’entre eux entrer. La caractéristique de ce courant migratoire tenait donc en deux mots : contrôle et circulation. Contrôle mais circulation, serait-on tenté de dire, tant la traîtresse évidence des frontières fermées et infranchissables entrave les circulations aujourd’hui, produit des drames et des situations d’encampement indéfendables sur le plan humanitaire.
Le transit entre deux voyages n’était alors certes pas une mince affaire, et pouvait conduire à des rétentions ou à des situations d’impasse. En effet, dans un contexte de renforcement mondial des contrôles sanitaires à la fin du XIXe siècle, et afin de lutter contre la propagation des épidémies, endémiques en Europe de l’Est et au Moyen-Orient, le gouvernement états-unien avait durci les conditions d’entrée sur le territoire, particulièrement à partir de l’Immigration Act de 1891.
À Ellis Island, bien que les contrôles fussent éprouvants l’immense majorité des migrants les passaient. Ils s’y accoutumaient même, circulant d’un continent à l’autre, forts de leur expérience.
Mais, bien que les contrôles fussent éprouvants, voire effrayants, l’immense majorité des migrants les passaient. Ils s’y accoutumaient même, circulant d’un continent à l’autre, forts de leur expérience.
On pourrait dire la même chose du recours aux pisteurs – ces rabatteurs, intermédiaires, passeurs – peuplant les ports de transit d’alors. Leur vénalité conduisait à des drames : argent dérobé, bagages subtilisés, billets surfacturés dévorant le maigre pécule prévu pour le voyage. Les archives de police fourmillent de telles histoires et, parfois, de faits divers marquants, comme l’assassinat d’une migrante libanaise en transit à Marseille en 1908.
Mais, au-delà de ce constat du risque, et au regard de notre époque, pas d’embarcation vers la mort, pas de migrants sauvés de la noyade en mer ou dans l’océan. Pas de quoi, en tout cas, entraver le flux des Libanais – 20 000 par an en transit à Marseille au début du XXe siècle.
À condition de remplir les conditions légales et sanitaires, le droit d’aller et venir ouvrait l’horizon des possibles.
Ceux-ci déployaient, pour arriver à destination ou pour réinventer leur projet en cas d’obstacle, une ingéniosité, un savoir-faire, une culture de la migration qui s’appuyait aussi bien sur les récits de ceux qui les avaient précédés – transmis oralement ou par les correspondances – que sur des réseaux villageois ou familiaux.
Ces hommes, ces femmes et ces enfants, bien que majoritairement illettrés et de condition modeste, ne partaient nullement au hasard et savaient pour l’immense majorité d’entre eux contourner les pièges qui leur étaient tendus.
Reste toutefois une différence fondamentale avec le drame des naufrages successifs en Méditerranée : à condition de remplir les conditions légales et sanitaires, le droit d’aller et venir ouvrait l’horizon des possibles. Il est aujourd’hui refermé pour une bonne partie de l’humanité.
Céline Regnard estmaîtresse de conférences HDR en histoire contemporaine, Aix-Marseille Université, UMR TELEMMe et auteure de En transit. Les Syriens à Beyrouth, Marseille, Le Havre, New York (1880-1914), Anamosa, 456 pages, 26 euros.
Compenser l’hégémonie pesante d’une histoire « roman national » dans l’espace public, y compris médiatique ? On s’y emploie ici.
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