Charlie Hebdo : les défis de l’école

[Tribune] Professeur d’histoire-géo dans un collège de Seine-et-Marne, Jean-Riad Kechaou raconte ses premiers jours de cours après l’attentat contre Charlie Hebdo.

Jean-Riad Kechaou  • 15 janvier 2015
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Charlie Hebdo : les défis de l’école
Photo : Philippe Turpin / Photononstop Blog de Jean-Riad Kechaou : [Un regard différent sur l'actualité->http://jiairblog.com/].

«Non mais monsieur, sérieux, s’enfuir comme ça en plein Paris à bord d’une C3 sans être coursés, c’est bizarre non ?»

Quelques élèves acquiescent puis lancent : «Et la pièce d’identité dans la voiture !» ; «Et les rétroviseurs de la C3 qui sont blancs puis noirs !» ; «Et la balle qui ne touche pas le policier tué à bout portant, d’après les médias !» Les remarques fusent dans cette classe de troisième. Mieux vaut les laisser vider leur sac pour mieux leur expliquer après. J’avais pourtant fait un résumé très clair des faits en précisant bien l’itinéraire chaotique de ces deux frères qui ont quasiment découvert l’islam en prison.

On est jeudi 8 janvier, la veille, 12 personnes ont été tuées dans l’un des attentats les plus sanglants de notre histoire. La minute de silence qui doit être observée à midi risque d’être compliquée dans mon collège situé dans un quartier populaire à cheval sur la Seine-et-Marne et la Seine-Saint-Denis.

Une journée de dialogue civique

Les chefs d’établissement passent dans les classes en expliquant les raisons de cette minute de silence. C’est nécessaire et fait avec intelligence. À midi, la sonnerie du collège retentit. Elle sera observée sans trop de problèmes dans la plupart des 22 classes du collège. Dans ma classe de sixième, je vois de nombreux élèves les larmes aux yeux. Le collège est silencieux.

Les cours reprennent. Aujourd’hui, évidemment, hors de question de faire un cours d’histoire. Le sujet est trop grave. Ce sera éducation civique toute la journée. Beaucoup d’élèves sont choqués par cette vidéo non censurée qui circule. On voit un policier à terre, Ahmed Merabet, se faire tirer dessus à bout portant par l’un des terroristes. D’autres au contraire sont comme fascinés par cette violence extrême leur rappelant leurs jeux vidéo préférés. Ce qui a choqué aussi, c’est le sang-froid des frères Kouachi.

Globalement, c’est avec les quatrième et les troisième que c’est le plus compliqué, 13-14 ans, l’âge de la rébellion. Chez les plus jeunes, la violence des faits prend le dessus. Et tout s’est bien passé, les élèves condamnent presque unanimement. Un élève de troisième ose sortir : «Ils l’ont un peu cherché quand même !» J’entends quelques timides «c’est vrai» . La plupart de ceux qui acquiescent, pas tous, sont de confession musulmane. Dans mon collège, un bon tiers des élèves est de confession musulmane. «Ils ont sali notre prophète, en plus c’est interdit dans notre religion de le représenter !»

Leur faire comprendre que ce journal a caricaturé toutes les religions n’est pas simple. Leur faire comprendre qu’en France, du fait que l’État ne reconnaît aucune religion, le blasphème n’est pas un délit, est encore plus compliqué. Je leur explique les avantages de la liberté d’expression, leur rappelant au passage que Charlie Hebdo était un journal satirique qui aimait provoquer. Beaucoup de Français ne l’aimaient pas, le trouvaient trop violent et que, par conséquent, ils ne l’achetaient pas, tout simplement. Ces quelques élèves, minoritaires heureusement, me font de la peine, car ils sont perdus, perdus entre leur humanisme qui condamne cette violence et leur vision de leur religion très approximative.

Je m’aventure sur leur terrain. «Le prophète Mohamed n’a-t-il pas été insulté, violenté sali de son temps par des Mecquois polythéistes sans pour autant se venger ?» La remarque fait mouche. Beaucoup n’y connaissent rien sur l’islam ou alors quelques sourates apprises par cœur sans même les comprendre.

Enseigner le fait religieux dans une optique de tolérance

On a un problème en France avec l’enseignement du fait religieux. C’est évident. Selon les inspecteurs pédagogiques en histoire, qui sont nos supérieurs hiérarchiques, il faudrait que la présentation du fait religieux reste limitée à sa dimension civilisationnelle. En clair, ne pas s’éterniser sur l’histoire des prophètes et des croyances inhérentes aux religions. Cela pourrait s’apparenter à du catéchisme. Et ça, c’est pêché dans la France laïque… Mais alors, comment comprendre les croisades ou le jihad sans faire la vie de Jésus ou de Mohamed ? Comment comprendre la création d’Israël sans étudier la notion de terre promise dans l’Ancien Testament ? Pourquoi ne peut-on pas également insister davantage sur la filiation entre les trois religions monothéistes dans un but de tolérance ? On le fait déjà un peu mais timidement, comme si on fautait.

Nos élèves musulmans et chrétiens découvrent leur religion au catéchisme et dans des écoles coraniques avec une approche strictement confessionnelle. On ne forme pas les citoyens dans une église ou une mosquée. La plupart des élèves découvrent par exemple avec nous que Jésus est un prophète important de l’islam car ils ne connaissent que son nom arabe (Issa) et qu’on ne leur a jamais dit qu’il s’agissait de Jésus. Idem pour Abraham ou Moïse (Ibrahim et Moussa). On finit ainsi par entendre des remarques du genre : «Mais Jésus, c’est le prophète des Français, des chrétiens !» Idem pour les élèves chrétiens qui considèrent que Dieu et Allah sont deux dieux bien distincts. Et que Jésus est le seul prophète de leur religion oubliant tous ceux de l’Ancien Testament. Il s’agit donc d’enseigner le fait religieux dans une optique de tolérance afin de s’accepter en comprenant mieux les croyances, ou non-croyances de chacun.

Je demande : «Ces terroristes ont-ils vengé le prophète Mohamed alors ?» «Non, ils ont sali l’islam» , me dit une fille visiblement émue. Pour rebondir sur cette remarque, je leur montre le dessin d’un Brésilien, Carlos Latuff. On y voit les deux terroristes tirer sur l’immeuble de Charlie Hebdo. Du sang ruisselle et, derrière, une mosquée est criblée des balles qui ont transpercées l’immeuble.

Dessin de Carlos Latuff

«Que signifie-t-elle ?» «C’est les musulmans qui sont visés monsieur ?» , me demande un élève. «Non, pas tout à fait.» «Ah oui, cela va causer de problèmes aux musulmans, c’est ça ?» , dit un autre. Je leur rappelle les événements tout frais. Trois mosquées visées par des tirs ou des grenades depuis l’attentat. On ne le sait pas encore, mais des musulmans seront agressés, notamment des femmes voilées dans les jours à venir.

L’islam pointé du doigt pour certains

On sent une grande colère chez quelques élèves musulmans, minoritaires, faut-il le rappeler, mais plus vindicatifs que les autres.
«– C’est toujours la faute des musulmans de toute façon monsieur !
– On veut salir l’islam de toute façon !
– Qui c’est ce “on” ? Et dans quel but ?
– Ben, attaquer l’islam comme en Palestine, en Irak dans tous les pays musulmans quoi !»

Trop de confusions dans leur tête. Je tente de démonter toutes les invraisemblances des thèses conspirationnistes dans un premier temps. De la carte d’identité oubliée, signature d’un homme qui aurait pu se faire exploser, au tir certainement loupé qui n’a pas empêché ce malheureux policier de mourir des suites des autres balles notamment celle qui lui a perforé l’artère fémorale. Puis, on leur rappelle qu’ils peuvent pratiquer tranquillement leur religion en France et que l’État assure le libre exercice des cultes pour ceux qui le souhaitent.

Cette victimisation, il faut l’avouer est en partie justifiée. La laïcité française est rigide. C’est l’aboutissement d’un long combat mené contre la religion chrétienne. Elle n’est pas adaptée pour des croyants appartenant à une religion plus jeune qui n’a pas non plus les structures du christianisme du fait de son implantation récente. Les musulmans perçoivent ainsi cette laïcité comme de l’islamophobie. Ils ont souvent tort, parfois raison. Une fille voilée diplômée peut-elle travailler en France dans le secteur privé ? La question mérite d’être posée. Pendant combien de temps les mères d’élèves n’ont-elles pas pu accompagner leurs enfants en sortie scolaire ? Combien de maires freinent des quatre fers pour la construction d’une mosquée digne de ce nom dans leur ville ? Pourquoi l’État a-t-il lâché l’enseignement laïc de la langue arabe dans les collèges et lycées ? Il y avait dans mon collège deux professeurs de langue arabe à plein temps. Ils enseignaient l’arabe littéraire en langue vivante 2. Plus rien aujourd’hui, pourquoi ? Beaucoup apprennent aujourd’hui cette langue dans des mosquées sans aucun contrôle de l’État. Les polémiques sur la viande halal, sur les prières, tout ça contribue bien évidemment à renforcer ce sentiment de victimisation dans cette communauté.

Une caricature de Charb pour comprendre…

«Charb n’était pas islamophobe. C’était également un défenseur de la Palestine.» Les phrases sont lancées et j’observe avec curiosité leurs réactions. Les élèves circonspects m’observent pianoter sur mon clavier. J’allume le vidéoprojecteur de la salle et une caricature du dessinateur apparaît. On y voit un missile israélien s’abattre sur un combattant palestinien. Celui-ci supplie le missile de faire demi-tour en lui disant qu’il n’est pas écolier. Les élèves rigolent. Parmi eux, ceux qui se déclaraient choqués par les caricatures sur le prophète.

Dessin de Charb sur le bombardement de Gaza

«– Est-ce la vérité ?
– Non pas tout à fait, monsieur, c’est exagéré. »
– Trouvez-vous ça drôle ?
– Oui !»

La classe répond en chœur.

«– Pensez-vous que les Israéliens trouvent ça drôle ? Pensez-vous aussi que les juifs trouvent ça drôle car le symbole du judaïsme, l’étoile de David apparaît sur le missile ?
– Non monsieur, j’avoue !»

Ils comprennent ainsi que les caricatures n’amusent pas tout le monde, tout dépend de quel point de vue on se place, et qu’il faut relativiser leur importance.

Des élèves sensibilisés par cette tragédie

La majorité des élèves n’avaient pas besoin de ça, qu’ils soient musulmans ou non d’ailleurs. Beaucoup ont compris dès le départ la barbarie de cet acte, tuer pour un dessin, aussi offensant soit-il, quoi de plus bête… Le cours se finit par une dernière caricature. Un dessinateur mort, étendu par terre crayon à la main. Face à lui, un terroriste avec sa kalachnikov qui justifie son acte comme de la légitime défense : «Il a dessiné en premier.» Rires chez les élèves. La séance se termine.

Le lundi suivant, avec du recul, je refais un point avec l’ensemble de mes classes. Quelques-uns sont allés à la marche républicaine. D’autres évoquent ce slogan : «Je suis Charlie» . Ils comprennent bien qu’il s’agit de défendre la liberté d’expression et non le journal en lui-même. Certains affichent des réticences et ils ont parfaitement le droit. Je leur dis que de nombreux Français aperçus à la manifestation dimanche avaient d’autres slogans, moins clivants. Je leur projette une vidéo de la place de la République. On y voit des gamins comme eux chantant «la Marseillaise» . Ils sont de toutes les origines et de toutes les confessions. Ils s’amusent à voir les drapeaux de leurs pays d’origine. Une élève se met même à chanter l’hymne, plutôt bien. Le climat dans la classe est apaisé par rapport à jeudi. Vendredi prochain, le journal du collège fera une édition spéciale. Un numéro pour appuyer le travail de toute la communauté éducative, qui depuis jeudi dernier fait un excellent boulot en dialoguant avec les élèves et en leur rappelant les principes essentiels de notre République.

Les professeurs ont un rôle important à jouer dans notre pays. Dommage que leur statut soit aussi dévalorisé et les moyens limités. L’Éducation nationale a du travail, beaucoup de travail si elle veut réussir son objectif : faire de nos jeunes de futurs citoyens responsables et insérés dans la communauté nationale. Notamment nos élèves musulmans. Pour ce faire, il va falloir regarder l’islam différemment, pas comme une menace mais comme une partie intégrante de la nation. Ce n’est pas avec de simples livrets sur la laïcité et un enseignement moral et civique dans les classes que les problèmes vont disparaître.

C’est un pansement sur une plaie immense.

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