Écrire des lettres aux prisonniers politiques russes pour leur « donner de la force »
À Paris, une soirée d’écriture de lettres aux prisonniers politiques russes était organisée par Mémorial et Russie-Libertés le 30 octobre. Ces personnes seraient au moins 610, selon l’ONG Mémorial, qui peine à toutes les recenser depuis l’invasion russe en Ukraine.
Un arbre en zigzag vert, quelques spirales au stylo bic. « La nuit étoilée de Van Gogh”, indique Vladimir en montrant son dessin. Il termine une longue lettre en russe adressée à un prisonnier politique qu’il ne connaît pas. Il a obtenu son identité grâce à un bot de l’application Telegram (1). « Sélectionnez la liste des personnes poursuivies à laquelle vous voulez vous adresser, » indique le bot. « Emprisonnés pour leur foi », « emprisonnés pour raison politique », « emprisonnés pour la paix ». Possible aussi de choisir une « personne dont c’est l’anniversaire ».
Un programme informatique simulant une discussion avec l’utilisateur.
Les personnes présentes à la soirée de soutien aux prisonniers politiques organisée à Paris le 30 octobre par Mémorial France et Russie-Libertés ont sorti leur téléphone. Elles choisissent un motif d’incarcération. L’algorithme nommé Svobot (jeu de mots issu du terme « svoboda », la liberté) affiche alors un nom, une date de naissance, une adresse, issue d’une liste de prisonniers établie par l’association Mémorial. Il est programmé pour générer le nom d’un politzek (abréviation de prisonnier politique) qui n’a pas reçu beaucoup de messages. Car si les opposants les plus connus, comme Alexeï Navalny ou Vladimir Kara-Mourza reçoivent régulièrement du courrier, ce n’est pas le cas des autres, le plus souvent anonymes.
Le système russe veut te faire croire que tu es contre l’État, que c’est mal, que tu es tout seul.
Vladimir
Vladimir, étudiant russe arrivé il y a un an à Paris explique l’importance qu’ont ces lettres, « un signal infime pour dire qu’ils ne sont pas seuls ». Il poursuit : « Le système russe veut te faire croire que tu es contre l’État, que c’est mal, que tu es tout seul. Et recevoir une lettre, ça te donne de la force ». Il a déjà écrit plusieurs lettres à des prisonniers politiques. Ça peut aider selon lui à maintenir « les conditions de vie les plus minimes. La prison c’est comme une île où il n’y a pas de droits humains. Si l’administration de la prison sait qu’un prisonnier a un tout petit lien à l’extérieur, alors ils ne peuvent pas faire n’importe quoi à cette personne. Ils ne peuvent pas le tuer, le violer. »
« Unir nos forces pour ce jour marquant »
Au sous-sol de ce café parisien, les participants à la soirée d’écriture de lettres aux prisonniers politiques sont nombreux, 25 environ. Les organisateurs ont dû rajouter des tables. Certains se connaissent déjà et échangent en russe. Parmi eux, des figures notoires, comme Nadejda Skotchilenko, dont la fille Alexandra Skotchilenko est détenue depuis 18 mois. Pour avoir remplacé des étiquettes dans un supermarché par des messages antiguerre, elle risque jusqu’à 10 ans de prison. Mikhail Lobanov, mathématicien qui avait été emprisonné deux semaines pour s’être exprimé sur la guerre, est là lui aussi. À sa libération, il avait exprimé l’importance des messages reçus. « Pendant ma détention, ma femme Alexandra me reproduisait de mémoire vos lettres et déclarations, qui m’ont aidé à tenir le coup. J’ai eu le sentiment croissant que la résistance était possible et qu’elle n’était pas inutile. »
« On a voulu unir nos forces pour ce jour marquant », explique au groupe Olga Prokopieva, la porte-parole de Russie-Libertés. Le 30 octobre « est un jour symbolique de commémoration et de mémoire en l’honneur aux victimes des répressions de l’URSS qui perdurent en Russie et qui se sont intensifiées depuis la guerre d’invasion menée par la Russie en Ukraine.« Le lien entre les répressions de l’époque soviétique et celle de la Russie contemporaine est d’emblée établi. D’ailleurs, François Deweer, coordinateur de l’antenne française de Mémorial, dissoute en Russie en décembre 2021, rappelle que l’association a pour objectif de « défendre la mémoire des victimes de cette répression mais aussi de défendre les droits humains aujourd’hui en Russie et dans l’espace postsoviétique ».
Elle organise tous les mois des soirées d’écriture de lettres à la bibliothèque Tourgueniev à Paris et répond régulièrement aux invitations d’autres organisations, comme celle de Russie-Libertés. Fondée en France en 2012, son objectif est de « soutenir ceux qui luttent pour liberté et droits en Russie et de se faire leur porte-voix en France et en Europe », explique sa porte-parole. « Depuis la guerre en Ukraine, elle a aussi vocation à fédérer la communauté russe en exil pour lutter contre la guerre, et soutenir les Ukrainiens, ainsi que ceux qui en Russie ne peuvent pas exprimer leur opposition à la guerre et sont victimes du régime de Poutine ». Écrire aux prisonniers politiques en fait partie. D’après Mémorial, il y en a 610 aujourd’hui.
Un moyen d’agir face à la répression du régime
« Ces derniers temps, il est difficile de tenir la liste à jour car les dossiers des personnes pouvant être considérées comme prisonniers politiques sont très nombreux » explique François Deweer. La répression s’est accentuée depuis l’invasion de l’Ukraine. D’après le dernier rapport de Mémorial, il y avait 348 prisonniers politiques en Russie en 2021. Avant l’invasion de l’Ukraine le 24 février 2022, les poursuites visaient principalement « Navalny et son équipe ». Après cette date, « le nouveau flux de prisonniers politiques est lié aux poursuites engagées contre les opposants à la guerre ».
Parmi les participants, une femme explique justement avoir envoyé une lettre à Vladimir Kara-Mourza, opposant à Poutine, un ancien proche de Boris Nemtsov (assassiné en 2015), qui a survécu à deux tentatives d’assassinat. Il a été condamné en avril dernier pour haute trahison après avoir dénoncé publiquement l’invasion russe de l’Ukraine. « Quand j’ai vu qu’il était condamné à 25 ans de camp, 25 ans ! j’ai dit ‘ah non, ce n’est pas possible je dois faire quelque chose’ alors je lui ai écrit une lettre. Et il m’a répondu. »
Même si les lettres n’arrivent pas, écrire est un geste important.
François Deweer, Mémorial
Mais, « comment peut-on être sûr que les lettres arrivent ? », demande un participant. « La correspondance est un droit fondamental » explique le coordinateur de Mémorial. « De notre expérience, les prisonniers en Russie reçoivent les lettres. Ce n’est pas le cas en Biélorussie. » Dans ce pays, « les prisonniers n’ont souvent aucun contact avec l’extérieur, même pas d’avocat. » D’après l’ONG Viasna, 1 471 prisonniers politiques sont enfermés en Biélorussie (alors qu’il y a 15 fois moins d’habitants qu’en Russie). « Mais même si les lettres n’arrivent pas, écrire est un geste important » précise François Deweer. Plusieurs médias et plateformes russes d’opposition donnent ainsi régulièrement des conseils à ceux qui souhaitent écrire aux prisonniers, l’un des derniers moyens d’agir face à la répression du régime. Cette forme de soutien est moins connue en France.
Alors pendant la soirée, ce sont Olga Prokopieva et François Deweer sont là pour répondre aux questions et expliquer « quoi écrire ou ne pas écrire » pour que le courrier outrepasse la censure. La lettre doit être rédigée en russe, pas de formule ressemblant à un code, ne pas parler des détails de l’affaire de la personne, éviter d’évoquer le contexte politique, utiliser une langue correcte, pas d’injures. Mémorial rappelle le sens qu’ont ces lettres pour ceux qui les reçoivent : « La lettre arrive de l’extérieur, de loin, ça permet à ceux qui la lisent de s’extraire du contexte compliqué dans lequel ils sont, d’avoir de la force pour surmonter les épreuves. » À chaque fois, Mémorial joint au courrier une enveloppe timbrée permettant aux personnes incarcérées de répondre si elles le souhaitent sans avoir à payer un timbre.
En face de Vladimir, Anna* réfléchit, cherche ses mots. Que raconter à quelqu’un que l’on ne connaît pas pour lui donner de l’espoir ? C’est la première fois qu’elle écrit à un prisonnier. Elle veut partager des souvenirs de Moscou et recopier les paroles d’un poème qu’elle a chanté récemment avec ses amies. « Un poème d’espoir », précise-t-elle. Minutieusement, elle recopie les paroles du texte chanté par Vladimir Vyssotski, un chanteur soviétique toujours très populaire en Russie. « Voilà mes mains ne tremblent plus », c’est le titre de la chanson. À côté d’elle, un homme vient de fermer son enveloppe, sur laquelle il écrit l’adresse de la prison, à Kertch, en Crimée, annexée par la Russie en 2014. Il lève la tête et demande avec un ton amer « pour le pays, j’écris Russie ou Ukraine ? ». « Russie » lui dit Vladimir, « c’est l’administration pénitentiaire russe, écris ‘Russie’…»
Le prénom a été changé.