La rébellion des exclus du forum
Le Forum social mondial, tenu pour la première fois en Afrique, a vu sa réussite tempérée par des contraintes financières et des choix limitant l’accès des plus démunis aux débats, notamment les habitants des bidonvilles de Nairobi.
dans l’hebdo N° 936 Acheter ce numéro
endredi 19 janvier, veille de la cérémonie d’ouverture du Forum social mondial de Nairobi. La réunion des partenaires étrangers du Crid, principal collectif français d’associations de solidarité internationale (54 organisations françaises), a fière allure, avec ses 450 délégués. Elle tire à sa fin quand une jeune femme kényane demande la parole. Devant la salle cueillie à froid, une réalité désagréable fait brusquement irruption. « Comment voulez-vous que les plus défavorisés participent au forum ? L’entrée à 500 shillings [^2] , c’est l’équivalent de la nourriture pour une famille pauvre pendant une semaine. Sans compter le coût du transport… » Les débats du forum se tiennent au sein du vaste complexe sportif de Kasarani, à 10 kilomètres au nord de la ville. « Il faut compter 150 shillings aller-retour par jour en matatu [^3] *. La décision est vite prise. Il est choquant pour nous de constater que nous sommes punis par le capitalisme au sein même du FSM. »* Wangui Mbatia, juriste de 32 ans, déballe les critiques, avocate précise et tranchante d’une vaste population : les 2,5 millions d’habitants pauvres parmi les quatre millions d’habitants de la capitale kényane. « Nous voulions apporter nos forces, nos idées. Mais nous n’avons pas été les bienvenus auprès du comité d’organisation kényan, qui a eu un comportement élitiste. »
À Kibera, le plus vaste bidonville d’Afrique, explique-t-on à Nairobi, quelque 800 000 habitants s’entassent sur 2,5 km2. Dans les étroites ruelles de terre sans voitures, cohabitent à grand-peine trois flots : les piétons, les ordures et l’eau de ruisseaux putrides convergeant vers le cloaque central. « Gardez toujours votre gauche » , s’irrite un homme pressé. Ville dans la ville, dotée d’une multitude de microcommerces, Kibera n’apparaît pas sur les cartes officielles, nié. Chômage, sida, violence, logements insalubres, etc. « Le gouvernement ne s’intéresse pas à nous » , explique Ignatius Namanje, coordinateur du bureau des droits humains de Christ the King, la principale paroisse catholique de Kibera.
De fait, les premiers intervenants sociaux des bidonvilles de Nairobi sont l’Église catholique et les groupes protestants « Plus de 300 dénominations rien qu’à Kibera », précise Ignatius Namanje. En 2001, les 18 paroisses les plus actives des bidonvilles de Nairobi se sont regroupées pour former le réseau de solidarité Kutoka. Il y a quelques mois, malgré des réductions importantes consenties sur le droit d’entrée du FSM (payé par le réseau catholique international Caritas), il décide de lancer son propre « forum social » devant les obstacles mis par le comité d’organisation kenyan à la participation des communautés des bidonvilles.
Dimanche 21 janvier, premier jour de débats du FSM « officiel » au stade Kasarani. Les participants de tous horizons se coltinent d’inévitables ratés techniques. Si la participation importante des mouvements africains aux séminaires est rassurante, la grande discrétion des Kényans vient confirmer les accusations de Wangui Mbatia.
La Pasionaria kényane est elle aussi à l’origine d’un forum parallèle, lancé avec le People’s Parliament (le Parlement du peuple), mouvement social informel né en 1992 et dont il existe sept implantations au Kenya. Agora populaire permanente, le People’s Parliament mène des débats et des campagnes pour l’amélioration des conditions de vie des plus démunis, mais aussi pour la prise de conscience politique et citoyenne des Kenyans. À Nairobi, le mouvement tient son « siège » au parc Jee Van Jee, où, affirme Wangui Mbatia, viennent discuter chaque semaine un millier de personnes.
Des sans-toit achèvent leur nuit sur le gazon, tandis qu’une militante française explique à une cinquantaine d’auditeurs kényans le drame des réfugiés étrangers coincés à Sangatte. Pendant la durée du FSM, Jee Van Jee accueillera des débats sur le droit au logement, la santé, les problèmes agraires, la justice ou la démocratie. Beaucoup plus politisé que le réseau Kutoka, le People’s Parliament finira par se voir offrir, au lendemain de l’ouverture du forum, des entrées libres au stade Kasarani, ainsi qu’un espace dans la galerie des stands. Qui restera en partie inoccupé, les militants refusant d’abandonner leur programme d’activités dans le parc.
Le comité d’organisation kényan récupérera habilement la situation, présentant les débats dans les bidonvilles et à Jee Van Jee comme des activités décentralisées du forum officiel. « L’important, c’est la réussite du forum » , convient, conciliant, Daniel Moschetti, prêtre italien animateur du réseau Kutoka dans le bidonville de Korogocho.
Mardi 22 janvier, un soulagement diffus parcourt les allées du centre Kasarani : les mouvements sociaux kényans sont finalement venus, défilant en chants et en musique. Petits producteurs de café, femmes en lutte pour leur dignité ou contre le sida, défenseurs des peuples minoritaires marginalisés du Kenya, etc.
Et, bien sûr, quelques cortèges issus des bidonvilles. Souvent un peu égarés. Alice Mwelu, petite dame de 60 ans, animatrice du groupe des veuves de sa paroisse à Korogocho, espère que le contact avec ce monde profus facilitera la vente de ses paniers d’osier. Elle est venue à pied une heure de marche. Maureen Petit, 20 ans, vit à Kibera, beaucoup plus loin. Elle a déboursé 150 shillings de matatu. Sans emploi, elle a interrompu ses études d’infirmière faute de finances. Elle est venue avec 17 autres membres de Shofco, association non confessionnelle de jeunes luttant pour l’hygiène dans le bidonville, par le biais de saynètes jouées dans la rue. « Je suis venue partager avec d’autres les défis de la vie. » Elle aura passé six heures au FSM, et ne reviendra pas les jours suivants. Trop cher.</>
[^2]: 100 shillings kenyans valent environ 0,90 euro.
[^3]: Camionnette collective.