Le bon abbé
dans l’hebdo N° 936 Acheter ce numéro
Cela faisait déjà bien longtemps que le vieil homme épuisé priait son Seigneur de le rappeler à Lui. Le voilà exaucé. À 94 ans. Le Bon Dieu n’était pas pressé de le retirer de la circulation. Faut dire que l’oeuvre à laquelle Henri Grouès, alias l’abbé Pierre, avait consacré sa vie celle des sans-logis est loin d’avoir été menée à son terme.
Curieusement, comme dans un clin d’oeil, le vieillard aimé des Français s’en va en pleine nouvelle bataille.
Au moment où des jeunes gens, qu’une même révolte anime au spectacle de la même misère, ont repris le flambeau. Usant des mêmes méthodes : la mise en scène, l’appel à l’opinion, la médiatisation ; leur tête d’affiche allant jusqu’à se faire une tête… d’abbé Pierre ! Les Enfants de Don Quichotte s’attirent du reste le même opprobre des esprits forts : chiqué ! Coup de pub ! Gesticulation ! Tant pis pour les esprits forts : les Français aiment les gens généreux et ils soutiennent les jeunes gens du canal Saint-Martin comme ils ont toujours porté au pinacle le bon père capucin, avec sa cape, son béret et ses croquenots. Comme ils vénèrent la mémoire de Coluche, bouffon génial et vrai révolté lui aussi, dans son style.
Il y a deux façons d’user de sa popularité : s’exiler en Suisse pour mieux engranger ou mettre sa notoriété au service des démunis [^2]. Devinez celle que je préfère.
L’agapé
On ne va pas vous refaire la nécro : elle s’étale partout depuis lundi. Faut dire qu’elle était prête de longue date, la presse n’a pas été prise au dépourvu.
Du froc de bure, enfilé à 18 ans et jamais jeté aux orties, jusqu’aux dernières confessions d’un homme de Dieu, que n’épargnaient pas les tentations de la chair ; en passant par l’engagement dans la Résistance, la députation (au MRP la Démocratie chrétienne de chez nous : tiens, au fond, Bayrou est aussi quelque part un enfant de l’abbé…), le terrible hiver 54, celui de l’appel sur Radio Luxembourg : « Mes amis, au secours !… » , qui va décider de l’engagement du reste de sa vie : un beau parcours, non ? Une belle « droititude » . Comme d’autres marchent au Pouvoir, au Fric, à la Fesse (les trois vont assez bien ensemble), l’abbé Pierre carburait à l’Amour (l’ agapè , plutôt que l’ éros , encore que…), amour de Dieu, amour du prochain, indissociables dans l’enseignement du Christ. On dit aussi la Charité, qui, à raison, n’a pas toujours bonne presse… (Chaque fois que le débat arrive sur le tapis, je pense à la belle chanson du jeune Brel, une des premières « Sur la place », je crois : « À l’église où j’allais, on l’appelait le Bon Dieu ; l’amoureux l’appelle l’amour, le mendiant la charité, le soleil l’appelle le jour et le brave homme la bonté. » ) On peut lui préférer la solidarité, ou encore la fraternité de notre devise républicaine. Quelque mot qu’on emploie, l’abbé Pierre fédérait les Français, bien au-delà de leurs croyances religieuses, de leurs options philosophiques, de leurs choix politiques.
Ne disait-il pas : « Je suis convaincu que le partage fondamental de l’humanité ne passe pas entre ceux que l’on dit croyants et ceux que l’on nomme ou qui se nomment eux-mêmes non-croyants. Il passe entre les « idolâtres de soi » et les « communiants » *, entre ceux qui devant la souffrance des autres se détournent et ceux qui luttent pour les libérer. Il passe entre ceux qui aiment et ceux qui refusent d’aimer. »*
Alibi
J’en entends qui renâclent, au fond. Qui pensent qu’il n’était peut-être qu’un alibi, l’abbé Pierre.
Ce fut dit, dès son engagement de 1954. Par exemple, par un Morvan Lebesque, l’une des belles plumes du Canard enchaîné de l’époque : « Vous aurez cru éveiller les consciences. Vous les aurez seulement rassurées. Vous deviendrez très vite un sujet de conversation, une occupation pour dames patronnesses [Brel encore : « Tricotez tout en couleur caca d’oie… » ] *, une institution d’utilité publique pour effacer les remords. »* Oui, on peut dire ça. Sauf que, dans le cas de l’abbé, l’action a suivi et accompagné la parole. Il ne s’est pas contenté de prêcher. Ce n’était pas seulement : donnez des sous, des couvertures, des vêtements (le bon mot de José Arthur, au passage : « J’ai arrêté de lui envoyer de vieux habits, il ne les met jamais ! » ) ; ce qui fait la grandeur de l’abbé Pierre, c’est Emmaüs. C’est d’avoir eu cette idée, très simple au fond, mais encore fallait-il y penser et la mettre en oeuvre : c’est par eux-mêmes, par leur implication directe, leur travail, que les plus pauvres des hommes peuvent s’en sortir ; c’est en faisant de quelques épaves alcooliques, de quelques abonnés à la cloche, de quelques gus à la dérive le premier noyau de ses « chiffonniers d’Emmaüs » qu’il les a non seulement sortis de la mouise, mais qu’il leur a rendu espoir, confiance en eux-mêmes, dignité.
Et ça, je trouve, c’est très loin des « pièces jaunes », des téléthons et autres dames-patroniaiseries. Il y a charité et charité.
Le faux pas
Ah, j’oubliais ! Il y a aussi le faux pas. Le dérapage. D’accord, il n’aurait pas dû. Les Mythes fondateurs de la politique israélienne , de Roger Garaudy, est un livre négationniste, ce n’est pas niable.
Nous sommes en 1996. Garaudy est traduit en correctionnelle (loi Gayssot). Cet autre vieux monsieur (un an de moins qu’Henri Grouès), agrégé de philo, de confession protestante, puis « intellectuel organique » et ancien élu communiste, exclu du PCF pour son opposition à Marchais, converti à l’islam après l’avoir été au catholicisme (Vidal-Naquet : « Pas un exemple de stabilité intellectuelle ! » ), reçoit donc le soutien public de son vieil ami. Scandale, tollé, lynchage médiatique. L’abbé Pierre est voué aux gémonies, sommé de se taire par sa hiérarchie (Mgr Lustiger). Il avoue qu’il n’avait pas lu le livre, se démarque des propos négationnistes de Garaudy (les chambres à gaz n’ont jamais existé), mais persiste dans un antisionisme radical ( « je constate qu’après la constitution de leur État, les juifs, de victimes, sont devenus bourreaux » ) et dénonce le « lobby sioniste international » . Voilà qui suffit aux yeux de certains, comme on sait, à faire de vous un antisémite. Même si, comme lui, on pourrait figurer sur certaine plaque récente au Panthéon pour avoir aidé des juifs à se soustraire à la déportation… Profondément meurtri par cette cabale, l’abbé finira par retirer l’ensemble de ses propos dans une déclaration à La Croix , laissant « Dieu seul juge des intentions de chacun ». Mais il y a chez cet homme de Dieu, qui n’a jamais ménagé sa sainte mère l’Église, un petit côté Galilée. Dans une interview à Libé , il confie : « Il y a longtemps que je n’avais pas vu autant de personnes venir me dire : « Merci d’avoir eu le courage de mettre en cause un tabou… » »
De fait, la popularité de l’abbé Pierre reste intacte et le restera jusqu’à sa mort. Désolé pour la Licra (qui l’avait exclu de son comité d’honneur). « Adieu curé, je t’aimais bien… » (Brel, encore).
Allez Bové !
Quelques mots encore de la décision des « alters », réunis en AG nationale le week-end dernier à Montreuil, de soutenir une candidature de José Bové, désormais probable.
Tout le monde a été surpris du succès de l’appel lancé par quelques-uns, qui ne se résignaient pas à l’échec, à la suite du coup de force de l’appareil du PCF pour imposer Marie-George Buffet : quelque 30 000 signatures en une quinzaine de jours, manifestement il se passe quelque chose à la base [[Continuez à signer :
Et commencez à rassembler des signatures d’élus !]]. Voilà qui est fort réjouissant. Le communiqué de la réunion nationale des collectifs en tire donc la leçon ( vox populi …) et appelle la candidate communiste et le candidat de la Ligue à se retirer. C’est fort improbable pour la première (bien que de nombreux militants de son parti ne la soutiennent pas), c’est peut-être possible pour Besancenot. En tout cas, José fera un porte-drapeau épatant des forces antilibérales, le renoncement de Hulot lui permettant aussi de rassembler bien des suffrages écologistes. Si les Verts avaient deux sous de jugeote, ils le soutiendraient : l’homme du Larzac ne va laisser à Voynet que ses yeux pour pleurer !
Excellente nouvelle en tout cas : je sais enfin pour qui voter !
[^2]: On notera aussi le soutien constant de l’abbé Pierre au mouvement Droit au logement (le DAL) : nul doute que seules la maladie et la mort l’ont empêché de se rendre au « ministère de la Crise du logement »…