Le capitalisme est-il recyclable ?
dans l’hebdo N° 940 Acheter ce numéro
Le prix des matières premières augmente, et l’épuisement des ressources non renouvelables se confirme, cependant que la planète se transforme en une gigantesque poubelle sur laquelle prolifèrent les déchets et l’industrie du recyclage. La réglementation sur la fin de vie des produits tend en effet à se généraliser et de nouvelles filières émergent : non plus seulement métaux, verre et papier, mais aussi véhicules, plastiques, piles, pneus, et, plus récemment, déchets électriques et électroniques, bateaux, avions. Ainsi, 33 millions de tonnes de déchets sont recyclées en France (+ 64 % en cinq ans), 7,7 milliards d’euros de chiffre d’affaires (+ 38 % en cinq ans) y sont réalisés. Le déchet devient-il un « nouveau pétrole » ?
Tous les déchets ne sont pas traités comme matière première exploitable. En sont exclus de fait tous ceux qui, tels les déchets nucléaires, sont caractérisés comme pollution irréversible ou trop dangereuse. Mais tout se passe comme si pour les autres déchets il y avait une réversibilité par un recyclage en boucle des matières et de l’énergie, qui finalement autoriserait la poursuite de la production et de la consommation à l’infini, à condition de trouver les techniques adéquates de collecte et de retraitement.
Or, le recyclage à grande échelle, même s’il est aujourd’hui nécessaire pour éviter l’asphyxie, est illusoire. Cette illusion est fondée sur un principe issu de la physique mécanique, selon lequel la matière et l’énergie qui entrent dans un processus productif libèrent une même quantité et qualité de matière et d’énergie (« rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme »). Selon ce principe, qui marque la pensée économique dominante construite sur le modèle de la physique mécanique, les phénomènes sont réversibles et le déchet peut alors « devenir pétrole ». L’activité économique est alors conçue dans un système clos à énergie constante, et la production peut être illimitée. Or, l’apport du deuxième principe de la thermodynamique, formulé par Sadi Carnot (1824), et son prolongement en matière économique, modifie radicalement cette manière de voir : dans le processus de production, dans son mouvement, il y a des modifications de qualité de l’énergie, selon un principe de dégradation appelé entropie. L’économiste roumain Nicholas Georgescu-Roegen montre comment l’économie, comme activité matérielle de transformation d’énergie et de matière, doit être replacée dans la biosphère. Emboîtant le pas des philosophes et des physiciens ayant remis en cause une vision du monde dominée par les lois de la mécanique, Georgescu-Roegen s’appuie sur l’idée que les ressources naturelles constituent une énergie utilisable qui se transforme dans la production en énergie dégradée, en particulier sous la forme des déchets. Pour transformer ces déchets, il faut puiser à nouveau et de plus en plus sur le stock terrestre de matières premières épuisables : en ce sens, la dépense de matière et d’énergie n’est pas réversible. L’intérêt de cette approche bio-économique est de souligner l’illusion du retraitement des déchets pour assurer la durabilité de la planète, si n’est pas posée en même temps la nécessité d’une diminution de la pression physique et matérielle sur les ressources terrestres. Et cela d’autant plus que, dans le cadre du modèle productiviste, toute économie permise dans un domaine se traduit par une hausse de la production et de la consommation dans un autre « effet rebond ».
Enfin, l’amoncellement des déchets illustre une forme de décomposition des sociétés. Les produits à recycler ne contiennent pas seulement des matières premières, ils sont aussi le produit du travail, transformé en une activité humaine dégradée, sans qualité. L’accumulation illimitée des richesses se traduit par une accumulation illimitée des déchets, et, dans ce processus, le travail lui-même devient d’abord une simple ressource et ensuite un déchet. Le « travail jetable » ou encore l’expression patronale « travailleurs inemployables » traduisent cette décomposition, tout comme les pressions incessantes à la baisse des salaires des travailleurs et la multiplication de la distribution « hard discount » qui va avec. Le capitalisme financiarisé boucle ainsi son oeuvre : la matière semblant infiniment recyclable, il peut continuer à semer l’illusion d’une production et d’une richesse dématérialisées, dans laquelle le travail et la nature sont déconsidérés et ramenés au rang des accessoires.