Le silence de l’agnelle
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De loin (de ma thébaïde limousine, qui est un peu mon étoile de Sirius à moi révérence gardée !), je suis comme je peux cette étrange campagne présidentielle : journaux, radios, télé (réduite à trois chaînes, plus Canal en clair, vous ne pensez pas qu’on dispose déjà de la TNT dans nos contrées reculées…) et Internet. Ça permet tout de même de se faire une petite idée.
Il y a encore deux jours, la rumeur médiatique nous assurait que Ségolène était au fond du trou.
La Pimprenelle du Poitou n’était plus qu’une « Bécassine » , dont les bourdes à répétition faisaient se gondoler la France entière, et l’ignorance crasse (rendez-vous compte, elle ne sait même pas combien on a de sous-marins nucléaires !) provoquait la risée du monde civilisé. Sa « démocratie participative » n’était qu’un gadget, destiné à masquer la vacuité de son projet politique : on avait beau tendre l’oreille, on n’entendait rien de rien. C’était le silence de l’agnelle. Mais qu’était-elle venue faire dans cette galère, comment un grand parti politique responsable avait-il pu se fourvoyer en la choisissant comme capitaine, lui qui ne manquait pourtant pas de timoniers compétents et experts en la manoeuvre ? D’ailleurs, les sondages ne laissaient plus de place au doute : le « trou d’air » de la candidate l’emportait vers le triangle des Bermudes, et Sarkozy avait quasiment course gagnée. Sa compétence éclatante, sa maîtrise époustouflante dans des débats pipés où il avait réponse à tout comme s’il connaissait les questions à l’avance, dis donc ! Certains disent même qu’il les connaissait, mais c’est rien que des menteries : vous pensez bien que des Dominique Ambiel et des Robert Namias, qui sont de Grands Professionnels, ne badinent pas avec la déontologie , sa sagacité jamais prise en défaut lui assuraient une telle avance qu’il pouvait déjà faire une campagne de deuxième tour : ouverture tous azimuts. Tout juste si l’on pointait, avec respect, l’irruption d’un « troisième homme » en la personne du gentilhomme béarnais, qui allait peut-être créer la surprise (car il faut quand même bien garder un peu de suspense : sans surprise, hein, qui allait encore se fader les grands spectacles politiques télévisés à venir, si laborieusement mis au point par nos grandes chaînes soucieuses de donner la parole « sans intermédiaire » au bon peuple ? Je vous le demande.)
Donc, Ségolène, c’était râpé. C’est bien Duhamel qui avait vu juste, tiens !
Le discours de Villepinte
Et voici le discours de Villepinte, dont beaucoup attendaient qu’il marque l’encalminage [^2] définitif de la campagne socialiste. C’est qu’on ne tient pas Mme Royal pour une grande oratrice, et le fait est qu’elle n’a jamais vraiment brillé en la matière.
Première surprise : elle tient la route. Son « pacte républicain » et ses « cent propositions » (du mitterrandisme allégé… de 9 %) ont le mérite d’exister, quand on disait qu’elle n’avait rien sous le pied. On peut bien sûr en discuter en détail (pour ça, vous lirez mes petits camarades dans la rubrique politique), du moins y a-t-il matière à discussion. Mais surtout, deuxième surprise, la piètre oratrice sait faire vibrer la salle. Aux larmes, pour certains, mais oui ! C’est le genre de moments où tout bascule : il suffit de quelques mots, de quelques gestes, et voici qu’on y croit. Mon confrère Askolovitch (du Nouvel Obs , avec qui, comme on sait, j’ai assez peu d’atomes crochus et un différend tenace), que je viens de voir débattre sur Canal Plus dans l’émission quotidienne de Pascale Clark [^3], disait en substance : « Soit c’est une comédienne hors pair, soit ces mots venaient vraiment du plus profond d’elle-même, et dans ce cas, Sarkozy a du souci à se faire : ce sont les mots d’une femelle qui défend ses petits ! » ; je suis, ma foi, d’accord avec ça. Le discours de Villepinte a, en tout cas, redonné confiance à ceux de ses électeurs qui commençaient à douter, c’est évident. Sur un blog où je viens régulièrement prendre la température ^4, qui rassemble surtout des gens de gauche dont pas mal d’amis ou d’anciens amis d’Arnaud Montebourg , et où l’on s’adonne volontiers à la dérision, l’évolution des commentaires, dimanche, entre l’avant et l’après-Villepinte était spectaculaire. Quant à la presse de ce lundi, même hostile, elle est bien obligée de le reconnaître : Ségolène Royal a réussi l’épreuve. La voici, de plain-pied, rentrée dans le jeu.
Peut-être bien, voyez-vous, qu’elle n’en était point sortie ?
M. Mitraillette
Et voilà, du coup, que les amis du ministre-candidat changent d’urgence leur fusil d’épaule.
Ils ne peuvent plus dire : « Elle n’a pas de programme ! » , il est là, sous leurs yeux, à disposition de chacun. On peut même dire qu’il a une cohérence d’ensemble, à la différence de celui de Sarkozy, qu’on entend chaque jour dire tout et son contraire en fonction de l’auditoire auquel il s’adresse. Alors, on attaque sur le coût, sur le financement de ce programme. Pourquoi pas ? Encore faudrait-il expliquer comme l’apprenti Bonaparte finance le sien. Dans Le Monde , une chronique bien trempée d’Éric Le Boucher tacle durement celui qu’il surnomme « M. Mitraillette » : « Nicolas Sarkozy n’est pas un tireur d’élite. Il adore trop envoyer des rafales tous azimuts. Il aime trop multiplier les promesses. […] La question principale porte sur le bouclage financier du programme. […] La perte de compétitivité de la France mérite une stratégie d’offre plus cohérente et plus ciblée que ne le croit « M. Mitraillette » [^5]. » Même punition, même motif dans une tribune de Libé ce lundi. Cette fois, c’est Thomas Piketty [^6] qui s’y colle : « En se lançant dans telles promesses, sans même prendre la peine d’expliquer le début du commencement de la méthode envisagée (et pour cause), Nicolas Sarkozy révèle une fois encore sa vraie nature. Loin du parler vrai et de la transition douce du gaullisme vers le libéralisme social et moderne, le candidat UMP incarne une sorte de gaullo-bushisme autoritaire et populiste. » Et ce sont deux libéraux qui parlent, le premier clairement de droite, le second plutôt de gauche (social-libéral).
Avant d’attaquer Ségolène Royal sur le terrain du chiffrage de son programme, les amis de M. Mitraillette devraient d’abord l’inciter à balayer devant sa porte.
Pas photo
On peut (et, de mon point de vue, on doit) critiquer la constitution de la Ve République et notamment son additif de 1962 : l’élection du chef de l’État au suffrage universel.
Reste que nous sommes soumis à ses règles du jeu et que, sauf à s’abstenir, elles nous conduisent à choisir un homme ou une femme qui s’engagent, seuls, dans un dialogue direct avec l’électorat. Bien sûr, doivent être prises en compte les forces qui les soutiennent. Mais les qualités personnelles qu’on leur reconnaît et les défauts propres qu’on leur trouve sont des éléments de jugement essentiels. Au-delà des programmes, à quel type d’homme, à quel type de femme avons-nous affaire ? Auquel, à laquelle, achèterions-nous une voiture d’occasion (pour reprendre l’image utilisée jadis dans une campagne contre Nixon) ? Pour ma part, il n’y a pas photo. Et il importe de « ne pas se tromper d’ennemi » et de « Vaincre Sarkozy, maintenant » , comme nous y appelle un petit groupe d’intellectuels dans Libération [^7].
J’ai déjà dit que je voterai Bové au premier tour et je n’ai pas changé d’avis. Parce qu’il importe de construire dans ce pays une force antilibérale capable de peser dans les débats. Mais rien ne me paraît plus stupide ni dangereux que de renvoyer dos à dos la candidate socialiste et le candidat de l’UMP et du Medef réunis. Je souhaite que la campagne de José Bové cherche à convaincre en priorité, au-delà des militants écolos, alternatifs, féministes, communistes, révolutionnaires, etc. qui le soutiennent déjà, les abstentionnistes et autres abusés par le racolage de Sarko ou de Le Pen. Sans faire de la candidate socialiste sa cible prioritaire (un sport volontiers pratiqué par l’extrême gauche).
Car il faudra bien rassembler au second tour et sans doute derrière elle pour faire échec à l’aventurier mégalo qui se croit déjà à l’Élysée. Vous ne croyez pas ?
[^2]: Je sais, c’est un néologisme. Mais on parle de Ségolène, non ? Et puis, le mot dit bien ce qu’il veut dire.
[^3]: « En aparté ». C’est tous les midis (12 h 40) en clair, de qualité inégale mais souvent plaisant et en tout cas moins indigent que les JT de la Une et de la Deux.
[^5]: Le Monde du 11-12 février, Éric Le Boucher.
[^6]: « Impossible Promesse fiscale », Thomas Piketty, Libération du 12 février.
[^7]: « Vaincre Sarkozy, maintenant », Marc Abélès, Étienne Balibar, Robert Castel, Monique Chemillier-Gendreau, Yves Duroux, Françoise Héritier, Emmanuel Terray, Michel Tubiana, Libération du 12 février.