Les nouvelles fractures de la gauche

De nouveaux clivages sont apparus au sein de la gauche, différents des antagonismes historiques entre révolution et réformisme. Récusée par tous, l’idéologie du « choc des civilisations » s’est invitée dans le débat.

Denis Sieffert  • 22 février 2007 abonné·es
Les nouvelles fractures de la gauche

La gauche a toujours été fertile en courants et en divisions. Il faudrait remonter à la Révolution pour apercevoir les premières lignes de fractures entre les Enragés de 1793 et Danton, ou au milieu du XIXe siècle pour distinguer blanquistes, proudhoniens et marxistes. Sans aller si loin, on a coutume de dater l’origine moderne de la gauche française au congrès de Tours, en 1920, théâtre du grand schisme entre « révolutionnaires » adhérant à la IIIe Internationale, et réformistes réunis derrière Léon Blum. Faut-il voir dans le partage entre le parti socialiste d’aujourd’hui et cette gauche antilibérale, elle-même divisée, la continuation du divorce historique de 1920 ? Oui, à certains égards. Mais cette lecture est brouillée par d’autres paramètres. Par exemple, celui qui oppose, depuis la fin des années 1960, « première » et « deuxième » gauches. L’une jacobine, productiviste, nationaliste, progressiste au sens propre du mot, c’est-à-dire déterminée par l’idée de progrès, l’autre décentralisatrice, anti-autoritaire, et bientôt écologiste. Mais cette dernière ligne a laissé apparaître, et fort heureusement, beaucoup de porosité. Autrement dit, avec le temps, chacune de ces deux gauches a emprunté à l’autre. L’évolution du parti communiste est spectaculaire à cet égard. Ce qui lui a permis de se rapprocher dans les collectifs antilibéraux de courants de tradition antiproductiviste ou écologiste. Même si l’échec final de ce vaste mouvement pour une candidature unitaire renvoie sans doute en partie à ces clivages culturels anciens.

Illustration - Les nouvelles fractures de la gauche

Paris. des femmes portant le voile défilent, le 21 décembre 2003 à Paris, lors d’une manifestation organisée à l’appel d’associations musulmanes pour « la défense du voile pour les femmes ». AFP/Mehdi Fedouach

C’est sur cette toile de fond qu’est apparue, au cours des dernières années, une autre ligne de fracture, extrêmement profonde, qui met en jeu différentes visions du monde. D’un côté, on aurait ceux qui se définissent comme des « laïques », et que leurs adversaires nomment volontiers « intégristes de la République » ; de l’autre, des opposants à l’idéologie du choc des civilisations et que les premiers ont affublé du doux sobriquet d’« islamo-gauchistes ». L’actualité foisonne de manifestations de ces deux sensibilités. Les débats sur l’interdiction du voile islamique à l’école, en 2003-2004, et, plus largement, sur un islam devenu visible dans notre société, puis sur la mémoire du colonialisme, voire sur le conflit israélo-palestinien, ont alimenté cet antagonisme. L’affaire des caricatures et le procès intenté par des associations musulmanes à Charlie Hebdo ont relancé ces débats. Les uns considérant que cette affaire mettait en jeu la seule liberté d’expression, et le droit de critiquer les religions, les autres estimant que l’une au moins des caricatures publiées par un journal danois de droite, et reprise par Charlie , avait un caractère raciste traçant une équation entre islam et terrorisme. Les uns considérant que le principe de la liberté du dessinateur ou de l’intellectuel devait s’exercer sans limitation, les autres soutenant, au contraire, qu’on ne peut ignorer le contexte politique général qui est celui d’une mise en accusation de l’islam, notamment depuis les attentats anti-américains de septembre 2001. Notre parti est connu : nous pensons qu’il y a beaucoup d’hypocrisie à ne pas reconnaître l’importance du contexte. À ne pas reconnaître que nous résistons en permanence, et au nom d’un principe de responsabilité, à ce que nous croyons être notre libre-arbitre et qui relève parfois de nos pulsions. Il n’empêche que, dans l’affaire des caricatures, l’idée d’un procès intenté à un journal était indéfendable. Et que l’initiative de l’Union des organisations islamiques de France (UOIF) et de la mosquée de Paris était d’une grande maladresse.

Une autre affaire témoigne ces jours-ci de la violence accusatrice de certains groupes ou mouvements qui se réclament de la gauche dite «laïque» : les attaques répétées contre Mouloud Aounit. L’affaire nous semble particulièrement édifiante parce qu’elle vise un militant indiscutablement de gauche, et qu’elle témoigne d’une évolution inquiétante selon laquelle le nouveau clivage submergerait ou effacerait tous les autres. Militant communiste de longue date, et président du Mrap, Mouloud Aounit est depuis quelques années au coeur de la tourmente. Opposant à la loi interdisant le voile islamique à l’école, en mars 2004, il a été classé par quelques-uns de ses contempteurs dans la catégorie infamante de « communautariste ». S’y trouveraient non seulement les opposants à la loi sur le voile, mais aussi ceux qui dialoguent avec Tariq Ramadan, côtoient le mouvement les Indigènes de la République, voire ceux qui soutiennent le principe d’un État palestinien dans les frontières de 1967. Encore que, sur ce dernier point, les choses se compliquent puisque la revendication palestinienne est aussi soutenue par certains partisans de la loi de 2004, au moins jusqu’au point où il faudrait reconnaître le Hamas comme interlocuteur… Mouloud Aounit avait déjà été la cible d’un premier tir de barrage lorsque le parti communiste l’avait proposé à la vice-présidence du conseil régional d’Île-de-France, en 2005. Cris d’orfraie de nombreux socialistes et veto du président de la région, Jean-Paul Huchon. Le voilà de nouveau dans le collimateur de ses adversaires, à quatre mois des législatives. Double motif : par sa candidature sous l’étiquette communiste, le président du Mrap engagerait son organisation sur un terrain électoral qui n’est pas le sien ; mais, surtout, il introduirait le « communautarisme » sous les ors de la République. Le premier débat appartient entièrement et exclusivement aux adhérents et aux instances du Mrap. Le second est d’une autre nature, qui s’inscrit dans la continuité des précédents.

Le site Respublica, tout entier voué à la défense d’une certaine conception de la laïcité et au combat contre le « communautarisme » (voir encadré), n’y va pas par quatre chemins : Mouloud Aounit transforme le Mrap, « qui luttait contre le fascisme et le racisme, en officine au service de l’intégrisme islamiste » (lettre du 15 janvier 2007). Pour le principal chroniqueur de ce site, qui signe sous le pseudonyme collectif « Evariste », le PCF, s’il validait la candidature de Mouloud Aounit, agirait par pur clientélisme : « Certes, dans quelques bureaux de vote, le président du Mrap, en menant une campagne communautariste, en insistant de manière démagogique sur un discours victimaire auquel certains peuvent être sensibles, en répétant de manière obsessionnelle que la France est un pays peuplé de racistes, peut espérer, autour de son nom, capter nombre de voix non négligeables. » On admire au passage le « autour de son nom ». Et Respublica met en garde la gauche tout entière, qui, « sur ce terrain du communautarisme et du différencialisme », peut « se laisser embarquer dans une surenchère dans laquelle les organisations religieuses et communautaristes la pousseront à aller toujours plus loin, en reniant ses valeurs et ses convictions ». Tout est dit ou presque. L’auteur, comme Mouloud Aounit, se revendique pourtant de la gauche. Comme lui, il se dit antilibéral. Mais, manifestement, à ses yeux, ce qui sépare est plus important que ce qui unit. La ligne de clivage, c’est « communautarisme » contre « anticommunautarisme ». Et Mouloud Aounit n’est pas la seule cible d’Evariste. Derrière lui, il y a les Indigènes de la République, qui, dit-il, « peuvent compter sur les Verts, qui ont envoyé Alain Lipietz au Parlement européen et Alima Boumedienne au Sénat » . Il y a aussi le communiste Patrick Braouezec, ou encore « le communiste indigène [sic] Pierre Zarka » .

Ce n’est pas tant le débat qui étonne que la violence des mots choisis à l’encontre de personnalités ou de militants engagés ­ a priori comme Respublica ­ dans la lutte sociale. Au travers du cas extrême de ce site extrême, on assiste à un véritable glissement de sens. Le dialogue avec des musulmans pieux, l’engagement en faveur de la construction de mosquées, le refus de stigmatiser les jeunes filles voilées, tout cela transforme leurs partisans en objet d’anathème. Ils deviennent des « islamo-gauchistes » ou des « islamo-communistes » comme si le seul fait de vouloir porter un regard anthropologique sur le phénomène religieux, ou de l’envisager comme la manifestation d’un problème social ou identitaire, les identifiait à leur objet d’étude ou les confondait avec ceux dont ils veulent comprendre la cause. Dans cette rhétorique de combat, être contre l’exclusion des jeunes filles voilées de l’école, c’est être pour le voile. Être pour la prise en considération du phénomène religieux, c’est devenir religieux soi-même.

Le même glissement s’opère dans certains discours sur la délinquance ou les émeutes de banlieue. En novembre 2005, contre toutes les évidences, et en dépit d’études de terrain unanimes, l’idée s’est enracinée que les émeutes de banlieues avaient moins une origine sociale qu’ethnique et religieuse. Ainsi, l’éditorialiste de Charlie Hebdo , Philippe Val, y a vu un mouvement inspiré par les redoutables Indigènes de la République ( Charlie du 9 novembre 2005). Et bien d’autres avec lui, dont l’incontournable Alain Finkielkraut.

Dans un article de la revue Mouvements (n° 44), François Gèze soulignait, à juste titre, combien la vision de ceux qu’il appelle les « intégristes de la République » procède d’un « rétrécissement du regard sur le monde et sur son histoire » . Toute référence au colonialisme s’apparente à leurs yeux à une repentance. L’Histoire n’a plus d’histoire. Les lignes de traîne de la mémoire, les héritages ne peuvent plus être considérés dans leur complexité. La société française est contemplée comme un instantané, vierge de toutes traces du passé. Rétrécissement historique, rétrécissement sociologique. Le paradoxe de cette vision du monde ­ quand elle est poussée à l’extrême ­, c’est de transformer la laïcité en une doctrine antisociale. Le communautarisme ne serait plus combattu par la lutte pour la justice sociale, mais par une nouvelle guerre de religion. Et par l’invocation permanente des grands mythes de la République, laquelle apparaît dans tous les discours comme un sésame. S’agit-il de la République issue de la révolution ouvrière de février 1848 ou de celle de la sanglante répression anti-ouvrière de juin ? Il y a tant de « républiques » dans notre histoire. A-t-on oublié que l’homme qui a le mieux incarné la République et la laïcité, Jules Ferry, est aussi celui qui s’identifie le mieux à l’entreprise coloniale ?

Le recours à la République dans un débat réduit à l’ethnicisme est une dérive par rapport à sa réapparition dans le discours politique. Faut-il le rappeler ? Lorsque Jean-Pierre Chevènement, en 1983, a réintroduit la République dans le débat, c’était en réponse au tournant libéral du parti socialiste. C’était pour défendre les notions de service public, s’opposer à la dérive néolibérale. L’invocation des principes républicains aux seules fins de combattre « l’islamisme » est donc nouvelle dans notre vie politique. Elle correspond sans doute à l’énorme pression de l’idéologie du « choc des civilisations ». Le principal risque est celui d’une ethnicisation totale du débat. L’empressement avec lequel certaines sphères du parti socialiste instrumentalisent cette république-là est, à cet égard, révélateur. Comme si le combat contre l’islam (ou ses manifestations visibles) était devenu un substitut à la lutte sociale. On serait finalement plus proche de Nicolas Sarkozy apportant son soutien à Charlie que de Mouloud Aounit, militant communiste…

Société
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