« Les quotas s’appliquent toujours au détriment des droits de la personne »

À travers une analyse des politiques
mises en place
à l’échelle de l’Europe et de la France, Claire Rodier*, présidente
du réseau Migreurop, critique la gestion actuelle des flux migratoires.

Clotilde Monteiro  • 8 février 2007 abonné·es

L’échec des politiques d’immigration des pays européens est avéré. La répétition de drames comme ceux de Ceuta et Melilla l’ont dramatiquement démontré. La piste du codéveloppement, désormais prônée par le PS et l’UMP, peut-elle être une solution au problème des flux migratoires ?

Claire Rodier : Le codéveloppement, on en parle depuis vingt-cinq ans, mais rien n’a jamais été fait concrètement. Il est souvent, à tort, présenté comme facteur de réduction de l’émigration alors que le traitement politique des deux questions devrait être dissocié. On vend aujourd’hui le codéveloppement comme un moyen d’enrayer l’immigration illégale. Il est pourtant notoire qu’un des premiers effets du développement dans un pays pauvre est de favoriser le départ de ses ressortissants [^2]. Au mieux, son impact, en termes de réduction des flux migratoires, n’est tangible que dix, vingt, voire trente ans après. C’est donc une erreur, pour ne pas dire un leurre, de prétendre résoudre par ce biais les problèmes actuels. D’ailleurs, les conclusions des deux premières conférences euro-africaines sur la migration et le développement, organisées à Rabat et à Tripoli, respectivement en juillet et en novembre 2006, montrent à quel point le codéveloppement sert de prétexte pour mettre en place des contrôles accrus aux frontières. Le contenu du volet « développement » de ces deux conférences est dérisoire et sans financement, alors que l’essentiel des discussions a porté sur le contrôle des flux migratoires. Et, pour justifier les fonds dédiés à la fermeture des frontières, le discours officiel parle de la nécessité de protéger les candidats à l’exil contre les risques croissants de la migration clandestine !

Dans son projet, le PS annonce son intention d’être à l’initiative d’une police commune aux frontières extérieures de l’UE. Qu’en pensez-vous ?

Le projet est déjà en route. Il existe depuis 2005 une agence européenne des frontières, « Frontex ». Mais cela relève de la mesure de police. Un vrai projet de société devrait intégrer l’immigration comme une donnée, non comme un problème à résoudre. Ce qui suppose de réinventer les relations entre les pays du Nord et ceux du Sud. Comme c’est difficile, et qu’on risque en disant cela de se faire taxer d’utopie ­ alors que c’est pourtant la seule façon raisonnable d’aborder l’avenir ­, les programmes politiques traitent la question migratoire de façon isolée, en se focalisant sur le contrôle et la dissuasion. Si on est de gauche, on essaiera, au mieux, d’atténuer l’arbitraire et d’encadrer juridiquement les interpellations, la rétention et les expulsions de migrants, sans agir sur les vraies causes de l’immigration illégale. À droite, on a fait voter le contrat d’accueil et d’intégration, imposé aux immigrés qui veulent s’installer durablement, sorte d’épée de Damoclès au-dessus de leur tête pour rappeler que la France, ça se mérite. On est loin de la recherche d’une relation équitable entre les pays de départ et les pays d’accueil, qui devrait guider toute politique migratoire, une relation où les immigrés auraient la place qui leur est due, ni « charge », ni « chance ».

La politique des quotas est-elle une des clés possibles pour réguler les flux migratoires ?

Une politique de quotas ­ « immigration choisie » dans le langage de Sarkozy ­ ne peut marcher qu’au détriment des droits de la personne. Car les quotas sont décidés en fonction des besoins des pays d’accueil, jamais en fonction des aspirations des migrants. En Autriche, l’immigration familiale est intégrée dans le calcul des quotas annuels d’étrangers admissibles au séjour : ce qui veut dire que, si les quotas sont atteints, un immigré vivant dans ce pays devra attendre plusieurs années avant de pouvoir être rejoint par les membres de sa famille. Par ailleurs, les quotas supposent qu’on soit en mesure de planifier à l’avance les besoins de main-d’oeuvre. Illusoire ! En Italie et en Espagne, où les volumes d’entrées de travailleurs étrangers sont censés être fixés annuellement, les quotas ne sont pas remplis par l’entrée de nouveaux immigrés mais par la régularisation des sans-papiers déjà présents.

Est-ce un voeu pieux que de vouloir limiter l’immigration clandestine ?

La France renvoie environ 20 000 étrangers en situation irrégulière par an. Beaucoup moins que d’arrêtés de reconduites à la frontière prononcés. Pourtant, si l’on dépassait ce chiffre pour éloigner tous les étrangers expulsables, il est probable qu’on aboutirait à des situations inacceptables. Car il faudrait passer à une gestion de masse (rafles, centres de rétention de plusieurs centaines de places, charters) qui entraînerait inévitablement encore plus de bavures qu’aujourd’hui, et érigerait en règle la violation des principes de droit. Il me semble qu’il serait préférable de décider que l’immigration n’est jamais « clandestine » et d’essayer ensuite de la réguler et d’en juguler les causes. Il n’est pas normal de mettre en balance ces deux objectifs en sanctionnant, comme c’est le cas actuellement, ceux qui passent entre les mailles du filet. Les pays riches ont une responsabilité : s’ils n’arrivent pas à faire en sorte, par une répartition plus égalitaire des richesses, que les personnes n’aient pas besoin de migrer, ils doivent en assumer les conséquences.

Mais la régularisation massive est brandie comme un épouvantail par les politiques. Dans le projet du PS, on peut lire cette phrase : « Notre pays ne peut pas accueillir tous les gens qui le souhaitent. »

Le projet du PS est tout entier dans cette phrase. Comme si le phénomène se limitait aux personnes qui migrent par choix. L’immigration est parfois volontaire, mais surtout contrainte. L’oublier, c’est décider de ne pas réfléchir aux causes de départ.

Si l’immigration est devenue un thème de campagne, le travail illégal ne fait pas débat. La classe politique l’ignore consciencieusement.

On n’en parle pas, car le recours à la main-d’oeuvre illégale (qui au passage ne concerne pas que les étrangers ­ on confond souvent travail clandestin et travail exécuté par des étrangers sans papiers, ce n’est pas la même chose) est très rentable. Il y a quelques années, les autorités d’Andalousie, région d’Espagne où avaient été dénoncées les conditions de quasi-esclavage dans lesquelles étaient traités les migrants employés dans l’agriculture, ont cyniquement résumé l’alternative : tel est le prix à payer si les Européens veulent consommer des tomates à bas coût toute l’année. Cela nous ramène à la place de la question migratoire dans un projet global de société. Acceptons-nous que l’homme ne soit qu’un instrument au service de l’économie de marché ? Que les immigrés soient placés aux avant-postes de la précarisation du droit du travail ? Que notre prospérité et notre confort reposent sur l’asservissement chez nous, ou l’assignation à résidence chez eux, de ceux que la malchance a fait naître du mauvais côté de la planète ? Ce sont, à mon avis, les questions qu’il faut aujourd’hui se poser.

[^2]: Plusieurs études, notamment du Bureau international du travail, concluent en ce sens. Voir aussi les travaux de Catherine Wihtol de Wenden, directrice de recherche au Centre d’études et de recherches internationales (Ceri), spécialiste des migrations internationales.

Société
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