Société : populiste et progressiste

Éric Fassin
est sociologue
à l’École normale supérieure. En 2006, il a dirigé avec Didier Fassin « De la question sociale à la question raciale ? » (La Découverte).

Éric Fassin  • 15 février 2007 abonné·es

Violences faites aux femmes

Ségolène Royal: « Une femme sur dix est victime de violences conjugales. En 2004, chaque semaine, trois femmes ont été tuées par leur conjoint. Je veux vous le dire aujourd’hui : la première loi votée par le prochain Parlement sera, je l’espère, une loi efficace contre les violences faites aux femmes. »

Commentaire d’Éric Fassin: « La Zapatera se pose ici en émule de Zapatero, qui avait pareillement débuté son action gouvernementale par une loi contre les violences envers les femmes : pour Ségolène Royal, comme pour beaucoup de politiques aujourd’hui, la modernité, c’est d’abord la modernité sexuelle. En effet, si la rhétorique de la modernisation économique est aujourd’hui accaparée par le néolibéralisme, et si la gauche peine à récuser le procès en conservatisme qu’on lui intente sans cesse au nom d’un réformisme de droite, reste l’enjeu bien moderne de l’égalité entre hommes et femmes ­ et en particulier autour des violences, renvoyées dans l’archaïsme.

Cela dit, Nicolas Sarkozy se veut lui aussi mobilisé contre le sexisme violent. C’est ainsi qu’il se réclamait de ce combat pour dénoncer « l’immigration subie ». La modernité sexuelle n’est pas le monopole de la gauche. Celle-ci devra donc être attentive, à la différence de la droite, à ne pas l’enrôler dans une croisade contre les immigrés, ou contre les jeunes des quartiers. »

Couples de même sexe

« Garantir l’égalité des droits pour les couples de même sexe. » (Proposition n° 87)

« Le Pacte présidentiel de Ségolène Royal semble s’engager ­ quitte à éviter les mots de mariage ou d’homoparentalité. L’égalité des sexualités fait aujourd’hui partie de la modernité, au même titre que l’égalité entre les sexes, et même de la « démocratie sexuelle ». On l’a vu en Espagne, mais aussi en Grande-Bretagne, avec Tony Blair. La candidate semble donc ravaler ses réticences d’hier. Encore faudra-t-il voir si la proposition du pacte ne sera pas oubliée après les élections. Il est vrai que la gauche a une longueur d’avance : Nicolas Sarkozy refuse fermement l’ouverture de l’adoption et du mariage aux couples de même sexe. Mais pour combien de temps encore ?

Et surtout, s’agit-il bien d’ouvrir un droit égal en matière de filiation pour les couples de même sexe ­ non seulement face à l’adoption, mais aussi en matière d’assistance médicale à la procréation ? Ou s’agit-il au contraire d’autonomiser l’alliance, pour n’offrir aux couples de même sexe qu’un droit à la conjugalité vidé de droits à la filiation ? Ségolène Royal s’est engagée auprès de l’Inter-LGBT en janvier, pour un projet de loi sur le mariage et la révision de la loi de bioéthique, et même pour faciliter le changement d’état civil des transgenres, bref, au-delà même du projet du PS. À suivre ! »

Carte scolaire

« La carte scolaire favorisera la mixité sociale, au lieu de consolider les ghettos. Elle sera redécoupée pour que les secteurs soient plus hétérogènes et que chaque famille ait le choix entre plusieurs établissements. »

« On peut, comme l’avait fait Ségolène Royal, dénoncer l’hypocrisie de la carte scolaire, en soulignant que les privilégiés savent se soustraire à ses obligations. Mais on ne peut oublier que ceux qui contournent la carte scolaire ne le font pas pour favoriser la mixité sociale : au contraire, c’est dans une logique d’évitement dont on n’ignore pas qu’elle joue un rôle important dans la ségrégation sociale. Le choix de l’établissement paraît donc difficilement compatible avec cette mixité ­ sauf à choisir entre des établissements également hétérogènes ? »

Jeunes de banlieues

« Je sais que je réussirai à trouver des solutions et à empêcher de nouvelles explosions [dans les banlieues]. Parce qu’au plus profond de moi, si je suis présidente de la République, je veux réaliser pour chaque enfant né ici ce que j’ai voulu pour mes propres enfants. […] Je veux lutter farouchement contre les discriminations et les humiliations. Je veux une France qui s’accepte telle qu’elle est devenue et qui considère même que c’est une chance d’être désormais ainsi : riche d’histoires diverses, colorée, métissée. »

« Ségolène Royal revendique de parler en tant que mère ­ tous les enfants de France sont comme ses propres enfants. Ainsi, « la France aime ses enfants, tous ses enfants, et n’est elle-même que lorsqu’elle lutte contre toutes les formes de discrimination ». C’est refuser l’opposition entre « eux » et « nous », qui sous-tend le discours de Nicolas Sarkozy sur la « racaille ». C’est aussi reprendre à son compte une lecture « progressiste »des émeutes de novembre 2005 : l’expérience de la discrimination explique la révolte ­ et donc, c’est en luttant contre les discriminations qu’on empêchera de nouvelles explosions.

D’où la proposition 86 formulée dans le pacte : « Renforcer les moyens de la Haute Autorité de lutte contre les discriminations (Halde). » Mais comment les renforcer ? Et comment mesurer la discrimination, dès lors qu’on s’interdit de connaître la composition de la population par des statistiques ethniques ou raciales ? Comment voir, sauf dans les cas les plus criants de racisme, que les Français « issus de l’immigration » sont traités différemment si on s’interdit de prendre en compte ce critère de mesure ? Comment penser la question noire ou arabe en France sans savoir de qui l’on parle ? Voilà la prochaine question à laquelle Ségolène Royal devra répondre.

Esclavage et colonisation

« L’histoire des outre-mers n’est pas périphérique : c’est notre histoire commune. L’esclavage et la colonisation en font partie et doivent trouver toute leur place dans nos programmes scolaires ainsi que les grandes oeuvres littéraires et historiques, Louis Delgresse, Frantz Fanon, la Mulâtresse Solitude, Aimé Césaire. »

« On entend ici l’influence de Christiane Taubira ­ voire des Indigènes de la République ! Car il ne s’agit pas seulement du poète Aimé Césaire (dont, le jour même, Jean-Marie Le Pen se réclamait sans vergogne, souhaitant son élection à l’Académie française !) : il est ici inscrit aux côtés de Frantz Fanon, penseur de l’anticolonialisme, avec les martyrs de la lutte contre la restauration napoléonienne de l’esclavage. C’est donc une révision radicale de l’histoire française qui est ici envisagée. On est aux antipodes de l’amendement « pro colonial » de février 2005.

C’est bien le sens de la revendication d’une France métissée. On ne peut que s’en réjouir. Mais s’il ne s’agit pas seulement d’une intégration culturelle, il faut se demander comment la politique en sera affectée. Car le résultat le plus visible de cette discrimination systémique, c’est l’inégal accès aux fonctions de représentation ­ et les efforts des caméras pour trouver des visages de couleur dans le public de Villepinte en disaient long.

Mais aussi : comment penser la question « postcoloniale » sans réviser clairement notre politique de l’immigration (et il ne suffira pas d’appeler, comme la droite, au développement des pays du Sud), et en particulier notre gestion des sans-papiers ? Avec sa centième proposition, Ségolène Royal évite pourtant de se démarquer clairement de Nicolas Sarkozy : « Régulariser les sans-papiers à partir de critères fondés sur la durée de présence en France, la scolarisation des enfants et la possession ou la promesse d’un contrat de travail. » Le ministre de l’Intérieur pourra dire qu’il ne fait pas autre chose. »

Encadrement militaire de mineurs

« À la première incartade, répondre par une sanction ferme, rapide et proportionnée, je dis bien proportionnée ­ alors que, trop souvent, le premier délit n’est pas sanctionné par une justice débordée qui manque de moyens ; ou alors, à l’inverse, on frappe trop lourdement des mineurs qui, en dehors des cas d’atteintes graves aux personnes, n’ont pas leur place en prison et en ressortent à 70 % récidivistes ­, et développer toutes les formes d’encadrement, y compris militaire dans des chantiers humanitaires. »

« Ségolène Royal veut montrer qu’elle reste ferme, et ne renonce pas à ses propositions controversées ­ en s’autorisant de la vox populi , soit de la démocratie participative. Comme le dit Jean-Marie Le Pen, les centres de rétention fermés pour les mineurs, « de mon temps, on appelait cela des maisons de correction ». Or il est clair qu’ici nous ne parlons plus de « nos » enfants, mais des « leurs » : ce sont les enfants des autres que l’on est prêt à traiter ainsi ­ même si « l’humanitaire » vient humaniser la gestion « militaire » de la question sociale. Tous ne sont plus nos enfants.

Or ces délinquants, ce seront justement, bien souvent, les perdants de la carte scolaire et les victimes d’humiliations et de discriminations dont se soucie par ailleurs à juste titre Ségolène Royal. C’est un peu comme l’usage du couvre-feu, qui rappelait de bien mauvais souvenirs coloniaux : comment ne pas voir que, si la question sociale est aussi une question raciale, la gestion militaire entre en contradiction avec la générosité revendiquée d’une France de la diversité ? Bref, comment conjuguer les deux messages ­ populiste et progressiste ? Comment réconcilier les deux programmes ­ une France sécuritaire et une France métissée ?

Politique
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