Audimat : a voté !
dans l’hebdo N° 941 Acheter ce numéro
Les Français, nous dit-on, se passionnent pour la campagne électorale en cours. En témoignent les taux d’écoute des émissions politiques, où les panels d’électeurs ont remplacé les journalistes (pas un progrès : questions catégorielles, pas de « droit de suite » , amateurisme des questionneurs intimidés face à des candidats rompus à l’exercice, absence des grands thèmes internationaux…). L’audience tient lieu d’arbitre des élégances ; et le camp socialiste pour une victoire que sa championne ait surclassé Sarkozy en prime time sur TF1.
Audimat : a voté ! Soit.
Le citoyen-badaud est donc scotché au petit écran. Est-il plus éclairé quand tombe le rideau ? Si les sondages fluctuent au fil des semaines, ils indiquent toujours un nombre d’indécis qui tangente les 70 %.
Dans son style inimitable de vieil oncle ronchon, Régis Debray décrit assez bien la dérive du débat politique : « Marketing et clientélisme sonnent l’arrivée d’une transatlantique élective dont le lancement en France remonte aux années Valéry Giscard d’Estaing. Un ultime cran d’arrêt à faire sauter : le spot payant, et nous serons à bon port. Aux normes. En Amérique. » [^2]. On ne peut que souscrire. Les Français suivent, oui : comme au stade, ou à l’Olympia. Politique-spectacle. Spectacle de la politique. Quels repères ? Tenez, ce jugement-ci, de quelle bouche sort-il : « Je suis convaincu que le libéralisme est voué au même échec que le communisme et qu’il conduira aux mêmes excès. L’un comme l’autre sont des perversions de la pensée humaine. » Ségolène ou Bové ? Ni l’une ni l’autre : Chirac, dévoilant sa vraie nature de gauchiste tiers-mondiste à Pierre Péan, spécialiste de l’embaumement des chefs d’État en fin de course. Lequel y croit dur comme fer.
Mieux vaut en rire.
Dérive dextriste
On nous dit aussi que la France s’est fortement droitisée ces vingt dernières années. C’est la thèse que développe avec brio mon confrère Éric Dupin dans un récent ouvrage [^3].
Ayant réussi la synthèse des trois droites (légitimiste, orléaniste et bonapartiste, selon la classification classique), Sarkozy paraît bien placé pour réussir ce que l’auteur appelle « la grande alternance » , entendez « un deuxième coup de barre à droite après celui de 2002 » , rompant avec l’effet « essuie-glace » qui, depuis 25 ans, balaye systématiquement l’équipe sortante ; installant du même coup durablement une droite musclée au pouvoir. Et ce n’est pas Bayrou qui l’en empêchera, contraint qu’il sera tôt ou tard de reconduire l’alliance obligée du centre et de la droite. Cette dérive « dextriste » est aussi sensible au PS, note Dupin, « dont les dirigeants sont devenus des socialistes croyants mais non pratiquants » , et le choix de Ségolène, avec ses penchants blairistes, est significatif de ce glissement à droite. Même les intellectuels, longtemps apanage de la gauche, passent le Rubicon avec armes et bagages, même si, comme le dit drôlement Alain-Gérard Slama : « Je ne peux pas les citer parce qu’ils sont tous persuadés qu’ils sont encore de gauche » (on les connaît, ils plastronnent sur toutes les tribunes). Que Ségolène aligne à son tour ce jeudi, dans L’Obs’ la liste de ses têtes pensantes (réputées plus sérieuses) n’invalide pas la thèse : puisqu’elle est elle-même le symbole vivant de la droitisation du PS…
Faut-il alors se résigner à l’inéluctable : une victoire du Berluskozy de Neuilly-sur-Seine ?
Bataille culturelle
On se gardera de conclure : la campagne peut encore réserver des surprises. Et Dupin ne s’y risque pas, qui note aussi la « perte de prestige du libéralisme » , dont les excès et les ravages sont de plus en plus évidents.
Mais il ne croit pas du tout que le salut puisse venir d’une « gauche de la gauche » , où il ne décèle qu’archaïsme. Pour lui, « seule une bataille culturelle de longue haleine fera peut-être reculer les tropismes droitiers aujourd’hui dominants ». On ne doute pas (même s’il n’en dévoile rien) du choix personnel de cet ancien chevènementiste, qui préférera sans doute une gauche ambiguë, qui « vit sous l’emprise de l’intimidation idéologique de la droite » , à la vraie droite assumée, réactionnaire, autoritaire qu’incarne Sarko, dont il pointe « le cynisme à ciel ouvert. »
C’est ce que Régis Debray appelle « jouer contre mauvaise fortune bon coeur ».
Éléphants
Peut-elle gagner, Ségolène ?
Elle vient d’enrayer une chute dans les sondages qui commençait à semer le doute. Elle a triomphé de ce « trou d’air » dont se délectaient les médias ces dernières semaines. Elle vient enfin de rallier à elle le troupeau des éléphants, désormais dociles à sa baguette de fière dompteuse (ce dernier point, du reste, m’interroge : combien de ceux qui l’avaient choisie dans la primaire interne ne vont pas se montrer déçus de ce retour des caciques ? On voit bien l’intérêt qu’elle a à « rassembler son camp » ; on voit aussi qu’elle peut y perdre de ce qui faisait son originalité. Trop tôt pour trancher). En attendant, c’est Sarkozy qui se retrouve à la peine.
La sent-il toujours aussi bien, cette campagne ?
Vote utile ?
On a reproché à Lionel Jospin d’avoir, en 2002, mené directement une campagne de second tour, assuré qu’il était d’en être.
On pourrait faire à Ségolène Royal le reproche inverse : la dispersion des voix de gauche fut une des causes de l’élimination du candidat socialiste (pas la seule). L’obsession du « plus jamais ça » conduit aujourd’hui les socialistes à bloquer les candidatures sur leur gauche, notamment celle de José Bové, en rien assuré de pouvoir concourir. La campagne se fait sur le thème du « vote utile », et ce lundi matin encore (sur France Inter), la candidate appelait les antilibéraux à se rallier d’entrée à son panache rose, ce qui relève du voeu pieux. Plus grave : les « petits candidats » de la famille de gauche (et Voynet elle-même) dénoncent à hauts cris les pressions que les barons socialistes exerceraient sur les maires ruraux, leurs chantages aux subventions. Si c’est vrai, c’est peu démocratique, immoral et surtout stupide. Avec Chevènement et Taubira dans son giron, la candidate ne prendrait aucun risque à laisser s’exprimer les sensibilités plus radicales que la sienne. Et à tout miser sur un premier tour qui ferait « le plein » des voix de gauche, elle risque fort de manquer de réserves à l’heure du duel final. Vote utile, vraiment ?
Si, faute d’une attitude plus ouverte des socialistes, un José Bové ne pouvait se présenter, ses électeurs potentiels et frustrés pourraient bien alors voter avec leurs pieds.
La maison de JPK
« Aux Tilleuls, j’ai pris conscience de cette évidence : être vivant suscitait en moi une joie invincible. »
Les Tilleuls, c’est cette maison landaise que Jean-Paul Kauffmann s’est acheté, huit mois après son retour de captivité. Une immense bâtisse plantée dans son « airial » (le parc, le jardin) ouvert sur l’immensité de la forêt, transformée sous l’Occupation en bobinard pour SS, désertée depuis des années, et qui s’est imposée à lui comme une évidence après qu’il en a eu visité des dizaines d’autres (les maisons vous choisissent autant qu’on les choisit, j’en sais quelque chose…). C’est là qu’il va réapprendre « le métier de vivre » dans une solitude recherchée, en symbiose avec la nature : les deux platanes devant l’entrée, le chant des oiseaux, un crapaud bleu et la ronde nocturne des pipistrelles… Et la lecture de Virgile entre deux bouturages ! C’est aussi là que va s’affirmer l’écrivain, dont plusieurs beaux livres disaient déjà, avant celui-ci mais entre les lignes, la terrible épreuve de l’enfermement. Dix-huit ans après le Liban, voici venu le temps de l’explicite : l’indicible se fraie peu à peu un chemin de mots ; sans grandes envolées, sans l’ombre d’un pathos, à petites touches, avec cet humour, cette distance amusée de l’hédoniste, de « l’amateur » qu’il a toujours été.
Et ce talent. Poussez la porte de la Maison du retour [^4], laissez son propriétaire vous en faire les honneurs, c’est le plus délicat des hôtes. Et un écrivain magnifique !
[^2]: « La coupe de l’Élysée 2007 », Régis Debray, Le Monde du 23 février.
[^3]: À droite toute, Éric Dupin, Fayard, 238 p., 18 euros.
[^4]: La Maison du retour, Jean-Paul Kauffmann, Nil éditions, 296 p., 19 euros.