Battisti, fin de cavale
dans l’hebdo N° 944 Acheter ce numéro
Ça tombe bien, on va dire ça comme ça.
C’est une pratique récurrente des gouvernements de droite que de chercher à faire « un coup » à la veille d’une élection : une façon de frapper l’opinion, censée réagir favorablement à une démonstration spectaculaire de fermeté, tout en embarrassant une opposition réputée laxiste. Disposer pour ce faire des moyens du ministère de l’Intérieur est un atout maître. On se souvient peut-être de l’entre-deux tours de l’élection de 1988 quand, Pasqua à la manoeuvre (un orfèvre !), la révolte kanake fut noyée dans le sang dans la grotte d’Ouvéa en même temps qu’aboutissaient opportunément les négociations secrètes permettant la libération des otages du Liban. Plus récemment, en juillet 2003, lors du premier séjour de Sarkozy place Beauvau, le principal suspect dans l’affaire de l’assassinat du préfet Érignac, Yvan Colonna, était fait aux pattes dans sa bergerie du maquis corse : deux jours avant tiens, tiens ! le référendum local sur le nouveau statut de l’île de Beauté [^2].
C’est fou ce que j’ai mauvais esprit.
Donc, on l’apprenait dimanche soir, la police brésilienne, en étroite collaboration avec la poulaille française, vient de mettre la main sur Cesare Battisti, en cavale depuis bientôt trois ans. L’ancien militant d’extrême gauche italien risque maintenant l’extradition, et son incarcération à vie dans une prison italienne, sans même passer par la case tribunal.
C’est la première raison qu’on a de le défendre : qu’il ne puisse pas, justement, se défendre. On sait qu’il fut condamné par deux fois par la justice italienne : d’abord à douze ans de taule pour « participation à bande armée » et « recel d’armes » en 1981 ; puis, douze ans plus tard, par contumace, à perpétuité pour quatre « homicides aggravés » commis en 1978 et 1979. Si Battisti n’a jamais nié son engagement dans un groupe armé (le PAC : prolétaires armés pour le communisme) c’était dans le contexte des « années de plomb » italiennes, une époque des plus troubles où les pires crimes, comme l’attentat de la gare de Bologne (80 morts, 200 blessés), furent attribués aux « anarchistes », alors qu’on apprit bien plus tard qu’ils étaient l’oeuvre d’une extrême droite étroitement liée aux services secrets, à la loge P2 et à la CIA : ça s’appelle une « stratégie de la tension »… , il a toujours nié être l’auteur des meurtres qu’on lui impute. Contrairement à la France, l’Italie ne rejuge pas les condamnés par contumace qui ne se sont pas présentés spontanément : s’il est extradé, Battisti n’aura donc aucune possibilité de se faire entendre.
La deuxième raison qu’on a de le défendre : c’est que, dans une décision qui date de 1985, François Mitterrand avait pris la (sage) décision de ne pas extrader les anciens activistes italiens réfugiés en France, pourvu qu’ils aient rompu avec leur passé violent. Sans doute parce qu’il n’ignorait rien des conditions très particulières dans lesquelles s’étaient exercées ces violences dans une Italie chaotique, et qu’il jugeait préférable de jouer la carte de l’apaisement. C’est ainsi que des dizaines de jeunes rebelles transalpins ont pu bénéficier de ce statut de réfugiés et refaire leur vie chez nous, où ils sont encore en nombre sans poser de problèmes. Battisti, qui s’était évadé de sa prison italienne (où il purgeait sa peine de douze ans après sa première condamnation) en octobre 1981, s’installe donc en France en 1990, après quelques années de cavale au Mexique. Il n’a plus besoin de se cacher. Même lorsque tombe, en 1993, sa condamnation par contumace pour les quatre crimes qu’on lui impute : la « jurisprudence Mitterrand » continue de s’appliquer sous les gouvernements français successifs, de gauche comme de droite (c’est d’ailleurs ce qui explique pourquoi il est « chargé » de crimes de sang qu’il nie avoir commis : les anciens compagnons d’armes qui l’ont « balancé » en échange de remises de peine, voire d’impunité les « repentis » , peuvent croire à bon droit qu’il ne risque plus rien dans sa « terre d’asile »…), et ce n’est que sous Chirac-Raffarin, en 2004, que la France renie brutalement sa promesse et accède à la demande récurrente d’extradition de la justice italienne : une fleur de Chirac à son copain Berlusconi. C’est ce reniement de la parole française qui mobilise alors nombre d’intellectuels y compris des gens bien peu suspects de complaisance pour la lutte armée ou l’extrême gauche, comme Bernard-Henri Lévy. Après quelques semaines à la Santé, et après avoir épuisé toutes les voies de recours, Battisti juge plus prudent de prendre le large. Fuite au Brésil, donc.
La troisième raison qu’on a de le défendre : l’homme qui risque maintenant la prison à vie n’a plus grand-chose à voir avec le petit prolo radicalisé des années 1970, embarqué comme tant d’autres dans une lutte sans issue : trente ans se sont écoulés ! Avant que le ciel ne lui tombe sur la tête, Cesare Battisti vivait en père tranquille, en famille, à Paris. Gardien d’immeuble pour gagner sa croûte, et surtout auteur talentueux de polars, largement inspirés de sa vie mouvementée. D’où le soutien de la plupart de ses pairs, dont la célèbre Fred Vargas, qui prend la tête de la révolte ; et celui de quasiment toute la gauche : Hollande vient le voir à la Santé, Delanoë le fait citoyen d’honneur de la ville de Paris, etc. [^3].
Une seule de ces trois raisons serait suffisante pour en faire un lecteur d’honneur de Politis !
Dernier espoir
Le sort de Battisti se joue désormais à Brasilia, où il devait être transféré ce lundi 19 mars. Il n’est pas encore certain que la justice brésilienne accorde l’extradition à son homologue italienne.
Le soutien s’organise sur place, à l’initiative d’un député vert, Fernando Gabeira, qui tente d’obtenir du gouvernement Lula qu’il accorde à Cesare l’asile politique. On souhaite très fort qu’il y parvienne. C’est le dernier espoir. Fernando Gabeira a quelques bonnes raisons personnelles de s’intéresser à cette affaire : il fut lui-même engagé dans la lutte armée au temps de la dictature et participa notamment à l’enlèvement d’un ancien ambassadeur des États-Unis, en1969.
L’Italie des « années de plomb » n’était certes pas une dictature comparable au Brésil de l’époque. C’était quand même une démocratie bien malade.
Si bas ?
Mais sommes-nous nous-mêmes (la France) en si bonne santé ?
Nicolas Sarkozy va bientôt quitter le ministère, qui lui est si utile dans sa marche sur l’Élysée. L’arrestation de Battisti est le dernier exemple en date de l’utilisation des moyens de l’État à des fins personnelles : relancée voici quelques semaines, la traque de l’ancien activiste italien en cavale aboutit juste à temps pour que le ministre-candidat puisse s’attribuer le mérite de son arrestation et l’ajouter au bilan cynique de son activité ministérielle (le pire étant encore la chasse aux sans-papiers et les extraditions à jet continu sans la moindre prise en compte des risques encourus pour certains et du saccage pour tous des liens affectifs et familiaux). Qu’on puisse seulement envisager de placer à la tête de l’État ce petit mégalo énervé, prêt à toutes les compromissions, dénué de toute conviction, capable de toutes les flatteries comme de toutes les intimidations pour arriver à ses fins, me plonge dans des abîmes de perplexité.
Sommes-nous près de tomber si bas [^4] ?
Content !
Lundi, 17 h 30 : ils seront donc douze, comme les huîtres et les apôtres, à pouvoir concourir. Bové a bien ses signatures. Me voilà bien content !
Votez utile, osez José !
[^2]: Ces coups d’esbroufe ne marchent pas forcément : Mitterrand fut élu en 1988 malgré les manoeuvres pasquaïennes ; et les Corses envoyèrent le statut de Sarko aux poubelles de l’histoire…
[^3]: Mais, aujourd’hui, les premières réactions du PS et de sa candidate sont bien timorées, bien piteuses. Bons points, en revanche, à Dominique Voynet et à François Bayrou.
[^4]: Si pas encore fait, lire avant de voter la très décapante et hilarante BD de Philippe Cohen, Richard Malka et Riss, la Face karchée de Sarkozy, Vents d’Ouest, Fayard, 155 p., 15 euros.