Hors champ
Dans « Notre Pain quotidien », Nikolaus Geyrhalter visite un monde soumis à la surproduction.
dans l’hebdo N° 943 Acheter ce numéro
C’est un film de rangées. Rangées de maïs, de salades. Rangées de poissons, de cochons, découpés dans la longueur, les entrailles à l’air. Rangées de tomates, de piments. Ramassés, triés. Puis rangées de poulets. Pendus. Dépecés. Passés de la vie à la mort en changeant de pièce. Nikolaus Geyrhalter va du dehors au dedans, du champ à l’usine, du jour à la nuit, fixant les rouages d’une vaste chaîne de production qui semble ne jamais vouloir s’arrêter. Pendant deux ans, il a voyagé au centre de l’industrie agroalimentaire occidentale, pénétrant dans ces zones auxquelles le consommateur refuse de penser, sous peine d’en perdre l’appétit. Culture, élevage, travailleurs, machines se succèdent sous forme de tableaux frappants de gigantisme. Des poussins catapultés comme des balles. Des bovins boursouflés d’hormones. Des femelles qui ne voient pas leurs petits. Le biplan de la Mort aux trousses érigé en réservoir symbolique des pluies toxiques…
Et l’homme dans tout ça ? Il ramasse, conduit, mesure, découpe, arrache. Les mains dans les os, le sang, les pesticides, les détergents. Assistant la machine qui contamine jusqu’à la bande son. Pas un mot dans ce film, ni « culture intensive » ni « surproduction ». Juste le ronflement des moteurs et, parfois, un cri d’animal. Et la nature dans tout ça ? Absente. Absconse. Seule respiration : quand les ouvriers, Noirs, Blancs, Beurs, font une pause casse-croûte… L’image est étrangement paisible, mais une sourde violence naît de l’enchaînement des tableaux, de cette immense torpeur mécanique qui s’active au mépris du vivant. Le « pain quotidien » du titre entrecroise le « pain de ce jour », biblique, et le « lot quotidien » des résignés. Outremonde…
Dans ce documentaire qui parle machine, on ne voit pas la grande, celle qui préside à cette outrance aux allures de film d’anticipation. Qu’en penseraient les paysans du début de l’ère industrielle ? Ceux des pays du Sud ? Ou les générations futures ? La grande machine turbine, indifférente, morbide, et hors champ. Dans tous les sens du terme.