« Les guerres aggravent le sort des femmes »

Directrice de la revue « Nouvelles Questions féministes », Christine Delphy s’interroge sur ce féminisme à éclipses qui se mobilise soudain sur le sort des femmes afghanes, irakiennes ou iraniennes. Et les oublie aussi vite.

Christine Delphy  • 29 mars 2007
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Le 8 mars dernier à Paris, le cortège du Collectif national des droits des femmes (CNDF) criait des slogans contre l’oppression des Iraniennes. Pourquoi pas ? Mais pourquoi maintenant, et pas hier ou avant-hier ?

Une fois de plus, en six ans, l’épée de Damoclès d’une guerre israélo-anglo-américaine est suspendue au-dessus de têtes moyen-orientales. Et, à nouveau, on invoque les femmes. C’est inquiétant car, depuis 2001, les « droits des femmes » servent à justifier, entre autres choses, les guerres d’agression. Bush et Blair, en 2001, ont sorti ces droits de leur chapeau comme troisième et dernière raison de bombarder l’Afghanistan. Aussi curieux que cela paraisse en Europe, le sort des femmes a également été utilisé aux États-Unis pour justifier le renversement de Saddam Hussein. Les Américains ignoraient que le régime baasiste était laïc et que les femmes n’avaient rien à gagner mais tout à perdre d’une guerre qui mettrait forcément au pouvoir des religieux. Les Irakiennes le savaient et le disaient dès le lendemain de la prise de Bagdad, mais qui les a écoutées ?

La nouvelle Constitution irakienne s’est accompagnée d’une régression importante des droits formels des femmes, qu’aucun organe de presse occidental n’a pris la peine de signaler. Mais elle compte moins que la guerre dans la vie quotidienne. Les Irakiennes vivent dans un pays qui est en guerre depuis quatre ans, après avoir été dévasté par deux guerres suivies de dix ans d’embargo. Les droits fondamentaux sont tous violés, et violés pour tout le monde, dans un pays où règnent les hommes armés, militaires américains et irakiens, milices, bandits, chasseurs… Mais quelle différence cela fait-il du point de vue du gibier, les civil-e-s ? La règle, dans ce genre de situation, est simple et binaire : ceux qui ont des mitraillettes peuvent enlever, violer, tuer ceux qui n’en ont pas, en toute impunité. Les parents n’osent plus envoyer leurs filles à l’école ; sans sécurité, le droit à l’éducation n’est qu’un vain mot. Les femmes n’ont plus de travail, pas seulement en raison des lois conservatrices, mais surtout parce que, depuis l’invasion, il n’y a plus de travail pour personne, comme il n’y a plus d’eau potable ni d’électricité.

Qui s’en soucie ? Les ONG de droits humains, en particulier Amnesty et Human Rights Watch, essaient d’alerter l’opinion publique et les gouvernements sur la situation des femmes irakiennes, sans succès. En Afghanistan, la burqa était devenue le symbole de toutes les contraintes subies par les Afghanes ; après la prise de Kaboul, en hiver 2001, un seul thème intéresse les journalistes : burqa ou pas burqa ? Et, en décembre 2001, ils ont trouvé quelques femmes sans burqa à photographier. Mais ça n’a pas duré. Parce que la burqa n’a pas été inventée ni imposée par les seuls talibans, contrairement aux histoires que l’Occident se raconte tout seul.

C’est aussi pour remettre les femmes sous leur coupe que les chefs de guerre, les moudjahidins tant aimés en France, ont chassé les Soviétiques. Et ce sont ces chefs de guerre, que les talibans avaient chassés, que les Américains ont remis au pouvoir. Aujourd’hui, dans les rares reportages sur l’Afghanistan, il n’est plus question des femmes. Cependant, de temps en temps, on en aperçoit une qui est restée dans le cadre par erreur. Elle est dûment « burquisée », mais cela n’intéresse plus les journalistes. La vie ne s’est pas améliorée avec le retour des moudjahidins, elle a plutôt empiré. Les talibans bastonnaient les femmes sans burqa, mais interdisaient le viol et le meurtre. Aussi dure que fût leur loi, elle garantissait la paix civile, le droit des gens, y compris des femmes, à la vie, et c’est pourquoi ils furent bien accueillis en 1996. Aujourd’hui, comme avant 1996, comme en Irak, quand on sort acheter du pain, on ne sait pas si on rentrera jamais chez soi. Des bandes d’hommes armés de kalachnikovs (le seul élément du niveau de vie afghan dont la presse française donne le prix exact)
[^2] patrouillent dans les villages et les campagnes, rançonnent et terrorisent les civils. Mais qui ose s’en prendre au mythe selon lequel, avec le départ des talibans, les problèmes des femmes ont été réglés ? Pourtant, on trouve dans les rapports d’Amnesty et de Human Rights Watch
[^3] toutes les informations permettant de démonter pour ce qu’il est ­ une opération de propagande ­ le conte de la prétendue « libération des Afghanes ».

L’utilité de ce mensonge, c’est qu’il peut servir pour des remakes du film, en Iran par exemple. On veut nous refaire le même coup, engager la même guerre de destruction et de massacres, et à l’aide des mêmes arguments : les « droits des femmes ». Shoukria Haider, compatriote de « Massoud l’Afghan », partisane comme lui du bombardement de son propre pays [^4], refait surface [^5]. C’est elle qui avait inspiré les slogans criés dans la première (et dernière) manifestation organisée pour les Afghanes par la Marche des femmes et le CNDF. Fin septembre 2001, juste entre la destruction des tours de New York et le début des bombardements. Étrange timing… Surtout quand on sait qu’ensuite, ces organisations françaises, comme Haider, se sont totalement désintéressées du sort des femmes afghanes, de même qu’elles se désintéressent du sort des Irakiennes. Comment comprendre cet intérêt à éclipses ? Comment ne pas s’étonner de la coïncidence qui le fait s’éveiller en même temps que les visées impériales ? De même, comment ne pas s’étonner de la complaisance, voire du parti pris dans la « guerre des civilisations » [[Voir la liste des signataires de la pétition « Soutenons les femmes iraniennes dans leur combat » : [->http://www.prochoix.org/cgi/blog/index.php/2007/03/10/1257-soutenons-les-feministes-iraniennes-dans-leur-combat-pour-la-liberte
].]], qui retient de dénoncer ces visées, et de la cécité qui empêche de voir ce qui crève les yeux : chacune de ces guerres a empiré le sort des femmes.

[^2]: Le Monde, 19 mars 2007.

[^3]: Voir « Personne ne nous écoute et personne ne nous traite comme des êtres humains », d’Amnesty, 2003, et « Il est très facile pour nous de vous tuer », de HRW, 2003.

[^4]: Interview de Shoukria Haider par Christine Delphy, 11 novembre 2001, .

[^5]: Curieusement, c’est Amnesty qui organise le 23 mars une conférence avec elle.

Monde
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