L’idéologie Sarkozy

On le compare à Le Pen, à Poujade, au général Boulanger, à Berlusconi. Rien de tout cela n’est inexact. Mais c’est le rapprochement avec les « néoconservateurs » américains qui nous semble le plus pertinent.

Denis Sieffert  • 29 mars 2007 abonné·es
L’idéologie Sarkozy

« Pragmatique » ou « idéologue » ? À propos de Nicolas Sarkozy, la question revient fréquemment. Comme elle venait quand le monde s’interrogeait encore sur la véritable identité politique de George W. Bush ou d’Ariel Sharon. « Pragmatique » rassure, « idéologue » inquiète. Mais l’un n’exclut pas l’autre. On peut avoir le sens des rapports de force, savoir parfois se replier en bon ordre, tout en sachant où l’on va. On peut zigzaguer sans perdre de vue l’objectif. Sarkozy est un néolibéral issu du mouvement gaulliste. Cette contradiction lui impose quelques détours. Mais, lorsqu’il a fallu choisir entre le libéralisme et un attachement, ne serait-ce que de façade, au gaullisme, il n’a pas hésité, lâchant Chirac pour le très libéral Édouard Balladur. C’était en 1995. Et l’idéologue avait pris, sans états d’âme, le dessus sur le pragmatique. S’il faut chercher les racines de « l’idéologie Sarkozy », c’est sans doute plus du côté des États-Unis que dans l’histoire des droites françaises (voir à ce sujet l’article de Michel Soudais). Ce n’est pas par hasard qu’un surnom lui colle à la peau, qui n’est pas forcément ce qu’on fait de mieux pour un candidat à la présidence de la République française : « Sarkozy, l’Américain ».

Illustration - L'idéologie Sarkozy

AFP/Kimberlee Hewitt

Un surnom à la fois justifié et trop vague. Après tout, les « Américains » n’ont jamais manqué dans la tradition politique française. De Jean Monnet à Jean-Jacques Servan-Schreiber (on se souvient de son « Défi américain ») en passant par Jean Lecanuet (le « Kennedy français » des années 1960), les admirateurs du « dynamisme » d’outre-Atlantique et d’une société où l’entreprise est reine et l’État réduit à la portion congrue, ont toujours été légion. Et ils ne se recrutent pas seulement à droite. La vieille SFIO du temps de Guy Mollet était passionnément « atlantiste ». Et, aujourd’hui encore, les partisans d’un système bipolaire, à l’américaine, avec deux grands partis « Pepsi et Coca », pour reprendre la bonne formule d’Olivier Besancenot, sont nombreux parmi les caciques du PS.

Sarkozy n’est donc pas seul. Mais il y a une chose qui le singularise. Sa fascination le conduit directement dans la proximité idéologique d’une tendance extrême du paysage politique américain. Nicolas Sarkozy n’est pas seulement « américain », il est « néoconservateur ». Son admiration ne va pas à Al Gore ou à Barack Obama, mais bien à George W. Bush. C’est lui qu’il a voulu à toute force rencontrer lors de son voyage aux États-Unis, en septembre dernier ; c’est à ses côtés qu’il a voulu être photographié. C’est à propos du dossier irakien, qu’il a dénoncé, depuis le sol américain ­ ce qui est contraire à tous les usages diplomatiques ­, « l’arrogance de la France ». Chacun en avait déduit que le candidat de l’UMP regrettait que la France ne se soit pas engagée dans la guerre aux côtés de l’Amérique.

On sait que Nicolas Sarkozy s’est ensuite rétracté. Mais on se souvient aussi que son proche ami Pierre Lellouche avait fait savoir dès le mois de mars 2003 que le futur candidat désapprouvait la position française.

Observons en quoi Nicolas Sarkozy pourrait avoir une parenté politique avec les néoconservateurs américains. S’il ne connaît pas nécessairement les gourous de cette « école de pensée », comme l’ancien trotskiste Irving Kristol ou son fils William, rédacteur en chef du Weekly Standart , ou encore Charles Krauthammer, éditorialiste du Washington Post , il adhère spontanément à leurs idées, qui se sont largement diffusées au-delà de leurs propres écrits. Ces idées, on peut les résumer ainsi : célébration de l’esprit d’entreprise, culte du volontarisme et de la force, et dédain, pour ne pas dire mépris, pour les formalismes du droit. C’est parce qu’ils regardent la culture européenne comme étant essentiellement celle du droit qu’ils se gaussent volontiers de cette « vieille Europe ». Leur mot d’ordre, lorsqu’ils se tournent eux-mêmes en dérision ­ mais la plaisanterie en dit long ­, est : « À bas l’apaisement ! » (cité par The Nation , février 2004).

Ce côté boutefeux va bien également à Nicolas Sarkozy. Ses attaques contre les juges vont dans le même sens. Le droit est vécu comme une idéologie de la culpabilité, de la pénitence, dirait l’un de leurs admirateurs français, l’essayiste Pascal Bruckner. Tandis que le volontarisme ne s’embarrasse pas d’obstacles. Du point de vue de l’individu, le culte de la volonté se meut en promotion du mérite. Il n’y pas d’injustice sociale qui ne se surmonte par la volonté et le travail. Toutes les relations sont ainsi individualisées. Et c’est en lui-même que l’individu doit trouver ses ressources pour s’émanciper. Les valeurs collectives s’effacent au profit de la « liberté ». Libre à chacun de faire fortune…

Dans le paysage international, l’apologie de la force donne l’unilatéralisme et la guerre. À l’intérieur, cela donne le Patriot Act, qui, au nom de la lutte antiterroriste, légitime toutes les infractions aux procédures de droit inhérentes à une démocratie. Mais au-delà de ces libertés prises avec le droit, il y a une idéologie : celle d’un patriotisme devenu quasi obligatoire. « La France, on l’aime ou on la quitte ! » version États-Unis. Cette philosophie, si l’on peut dire, est évidemment au service d’une vision du monde ultralibérale. C’est la force appliquée à tous ceux qui, pour des raisons identitaires, religieuses, culturelles ou nationales résisteraient au modèle. On ne résiste pas à la « fin de l’histoire ».

La difficulté avec Sarkozy, c’est que rien de tout cela n’est théorisé. C’est une intuition, un comportement, une adhésion. Mais tout le porte vers cette idéologie du changement par un trop-plein de volontarisme. Et tout le porte à se rapprocher de ceux qui diffusent cette idéologie. Nicolas Sarkozy aime l’histoire des pionniers qui ont bravé une terre hostile et chassé les Indiens. Et il entretient à l’égard des colons israéliens la passion qui est celle des fondamentalistes chrétiens d’outre-Atlantique. Là encore, c’est l’épopée de ceux qui domestiquent une nature rude et s’imposent en force aux peuples autochtones. Tout naturellement, Nicolas Sarkozy partage la vision du monde des proches de George W. Bush. La question palestinienne est un problème religieux. Et l’obstacle à la paix est le Hamas. La colonisation n’est pas porteuse de valeurs négatives ; elle est au contraire instrument de diffusion des valeurs occidentales. Il ne va jamais outre-Atlantique sans s’adresser au lobby sharonien, American Jewish Committee (AJC). En France, il fait d’Arno Klarsfeld son conseiller et son médiateur sur les problèmes d’immigration et de sans-papiers. Celui-ci n’est d’ailleurs pas étranger au « ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale ». N’a-t-il pas plaidé auprès du candidat en faveur du « modèle israélien » , où « immigration et identité nationale vont de pair » ?
[^2]. Le rapport que Nicolas Sarkozy entretient avec l’islam n’est nullement en contradiction avec cette vision du monde. Il pratique ce que le sociologue Vincent Geisser appelle le « communautarisme sécuritaire » [^3]. Lorsqu’en 2002 il s’attelle à la tâche de promouvoir une représentation du culte musulman, c’est explicitement pour contrôler une communauté qu’il a du mal à ne pas identifier à la menace terroriste. Sa « discrimination positive » n’est pas celle de Kennedy. Elle résulte bien d’une conception néoconservatrice qui renvoie à un essentialisme musulman. À tel point qu’il ne craint pas de parler de « musulmans athées » .

[^2]: Rapporté par le Canard enchaîné du 22 mars.

[^3]: Marianne et Allah, Vincent Geisser et Aziz Zemouri, La Découverte, 300 p., 20 euros.

Politique
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