Machines à voter ou machines à truquer ?
Les urnes électroniques garantissent-elles un vote fiable ? Les preuves du contraire s’accumulent, poussant des élus et des informaticiens à réclamer un moratoire. Mais le ministère de l’Intérieur fait la sourde oreille.
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Pour un million d’électeurs, les « machines à voter » remplaceront la traditionnelle urne transparente aux prochaines élections présidentielle et législatives. L’usage légal de ces ordinateurs, réservé aux communes de plus de 3 500 habitants, est défini par l’article 57-1 (datant de 1969) du code électoral, qui impose aussi le recours à un seul système de vote dans un même bureau. En 2004, trois fabricants Nedap (Hollande), ES & S (USA) et Indra (Espagne) ont été agréés par décret du ministère de l’Intérieur. Depuis, profitant de la subvention de 400 euros par machine (10 % environ du coût), versée par le ministère, quelque 90 municipalités de droite et de gauche se sont équipées de ces « boîtes noires » aux composants et aux logiciels secrets. Le Bureau des élections [[Le Bureau des élections, qui dépend du ministère
de l’Intérieur, est en charge de l’organisation et du contrôle des élections. Le Conseil constitutionnel est le juge et le gardien du scrutin.]] estime à 1 500 le nombre de ces engins en circulation. Mais ni lui ni le Conseil constitutionnel ne disposent à ce jour de la liste des communes équipées.
Élections dans l’État de Virginie en novembre 2006. AFP/Karen Bleier
Ce flou ne plaide pas en faveur de cette innovation, au moment où, dans les autres pays utilisateurs (Belgique, Hollande, Irlande ou États-Unis), les rapports d’experts se multiplient pour démontrer que ces nouveaux appareils peuvent facilement se transformer en « machines à truquer ». D’où les sérieuses réserves de nombreux élus sur le vote électronique (à ne pas confondre avec le vote à distance, qui s’effectue via Internet). Tous évoquent les risques que fait courir à la démocratie un outil ne garantissant pas les cinq pré-requis légaux : transparence, confidentialité, anonymat, sincérité et unicité du vote.
Les partisans des « machines à voter » mettent en avant l’instantanéité du dépouillement et la rentabilité. Pour le Bureau des élections, elles doivent permettre de combattre la fraude, d’économiser personnel et papier (sic) et ne présentent qu’un « risque infinitésimal » de tricherie. « Leur niveau de sécurité [est] maximal grâce à un système d’exploitation propriétaire et donc non piratable […] et un dispositif de scellement de la machine avant et après les élections » , affirme Éric Legale, expert d’Issy-les-Moulineaux (qui vient d’acheter 60 machines ES & S).
Son avis n’est pas partagé, loin s’en faut, par la mairie de Saint-Denis, qui a préféré les bonnes vieilles urnes, au motif que « les bureaux de vote n’ont aucun moyen de vérifier les enregistrements ni de recompter en cas de contestation » . Même méfiance à Sceaux, où le maire UDF Philippe Laurent a renoncé à dépenser les 130 000 euros prévus, « les risques, identifiés par les associations et les bilans mitigés d’expérimentations à l’étranger appelant à la prudence » . À Grenoble, le député UMP Richard Cazenave s’est battu pour suspendre l’achat programmé de 90 machines. À ses yeux, « l’argument de la rapidité de dépouillement est d’un faible poids au regard des inconvénients » . « Il serait souhaitable , ajoute-t-il sans trop y croire, que l’UMP puisse évoquer le sujet durant cette campagne et prenne une position. »
Les interrogations sur ces « boîtes noires » ne datent pas d’aujourd’hui. En 2003, la CNIL a recommandé « un recours systématique à l’expertise indépendante, l’accès au code source des logiciels » et « la traçabilité complète [du] fonctionnement interne » . En avril 2004, Michel Briand, adjoint Vert à la Mairie de Brest, dénonce l’arrivée des premières machines. Parallèlement, Pierre Muller, informaticien et président de l’association Ordinateurs-de-Vote.org, met en ligne des rapports inquiétants provenant de nos voisins européens.
Aujourd’hui, les Verts, suivis par les Alternatifs, le PC ou Corinne Lepage, réclament un moratoire. Christian Paul (député PS/TemPS Réel) s’interroge sur « la légèreté d’une mise en place qui touche en particulier… les Hauts-de-Seine et les Alpes Maritimes », et annonce un communiqué imminent du PS. François Bayrou, « contre les machines à voter » , estime, sur la foi d’un rapport démontrant que ce vote n’est pas sécurisable, qu’ « il faut refuser cette évolution et suspendre toute utilisation » . Enfin, Pierre Muller prépare un « questionnaire aux candidats » et une pétition exigeant un dépouillement sous surveillance. Et Roger-Gérard Schwarzenberg, député PRG du Val-de-Marne et président de la commission finances de l’Association des maires de France, a écrit au ministre-candidat Nicolas Sarkozy. Il lui demande d’interdire ces machines pour les prochaines élections et d’organiser un débat public approfondi.
La balle est désormais dans le camp de Nicolas Sarkozy, dont les services ont mis en place le système, et du Bureau des élections. Mais l’Intérieur semble décidé à faire la sourde oreille. « Certains disent que la fiabilité n’est pas avérée , répond Marc Pichon de Vendeuil, un des responsables dudit Bureau, mais nous n’avons pas enregistré d’erreurs lors des précédentes utilisations. » Il se retranche derrière l’agrément, délivré au vu de rapports fournis par les deux organismes privés de certification (Bureau Veritas et Ceten-Apave) « reconnus » par décret en 2004. Ils testent la machine fournie par le fabricant selon un cahier des charges de 114 points, établi « sur la base des prescriptions législatives en collaboration avec un autre organisme indépendant, France Conseil Environnement » . Mais ces rapports ne sont pas publics, déplore Pierre Muller, qui a demandé en vain à la Commission d’accès aux documents administratifs (Cada) à les consulter.
Une telle opacité contribue-t-elle à alimenter les suspicions ? « On ne fait qu’appliquer la décision de la Cada , rétorque Marc Pichon de Vendeuil. Mais on réfléchit aussi à la possibilité d’imprimer un bulletin pour l’électeur. » Ne serait-il pas prudent d’attendre, compte tenu de l’enjeu ? « Le ministère n’a pas été saisi publiquement, répond le Bureau. À trois mois des élections, on ne va pas balancer tout le système. »