Manu Larcenet, entre deux mondes

À l’occasion du Salon du livre, du 23 au 27 mars à Paris, « Politis » a proposé à Manu Larcenet d’illustrer l’actualité. Ce bédéiste mi-sombre mi-tendre s’est livré à l’exercice avec une belle générosité et un certain mordant.

Marion Dumand  • 22 mars 2007 abonné·es

Pour Politis , Manu Larcenet s’est fait « dessinateur de presse ».Pour autant, le bédéiste n’a pas changé de métier, qu’il exerce à temps plein : à 38 ans, il est déjà l’auteur de 35 albums. 38 années passées pour la plupart dans la périphérie parisienne, « en banlieue » . « Un terme stupide : Versailles est une banlieue » , corrige-t-il après l’avoir employé. « Aussi idiot que celui de province. » Le mot lui avait également échappé… pour évoquer son nouveau chez-lui, le Beaujolais.

Quartier et campagne ne sont pas, chez Larcenet, de simples lieux de vie. Plutôt des lobes cérébraux, qui irriguent ses dernières bandes dessinées. Du Combat ordinaire , prix du meilleur album 2004 à Angoulême, au Retour à la terre , jusqu’au deuxième tome de Nic Oumouk , La France a peur [[
Dargaud, 48 p., 9,60 euros, à paraître le 6 avril.]], ses héros se baladent d’un univers à l’autre. Et le bédéiste de narrer ce passage improbable avec humour et tendresse.

Illustration - Manu Larcenet, entre deux mondes

Autoportrait de Manu Larcenet

Manu, schizophrène ? interrogions-nous en décembre (voir Politis n° 931-932). À bien y regarder, son art excelle à la confrontation, la correspondance, l’entre-deux mondes. Ce terme est d’ailleurs le titre d’une série, réalisée avec son frère Patrice. « Mon premier flash vient de Goossens et des Monty Python, ce mélange de réel et d’imaginaire, ou de deux mondes qui n’ont rien à voir. On peut alors parler sur deux registres différents, en profondeur, tout en créant un choc en les faisant se rencontrer. Et éviter le « genre » où je me sens à l’étroit. » Le genre « banlieue pure et dure », il le tente avec le premier tome de Nic Oumouk ­ « ta mère » en arabe. Le résultat est médiocre : « Je voulais tellement bien faire que j’ai fait comme tout le monde » , admet-il volontiers. Dans le second tome, Larcenet se libère du carcan et retrouve sa veine drolatique, sans atteindre la finesse d’autres albums. Arrêté lors des émeutes, son Nic est envoyé à Rallerolles-Pamoisan, pour y effectuer un travail d’intérêt général. Lequel ? Aider un fermier à la confection du kebab bio, à base de goujons de la Drance et de croquettes de nénuphars… Mais la concurrence de la Montosan Inc et de ses moutons OGM met en péril ce beau projet. « On s’est fait alterniquer » , résume le fermier.

En fait, les paysans bios de Larcenet reflètent le goût de l’auteur pour un certain labeur. « Petit employé de bureau, mon père venait d’une famille ouvrière et m’a transmis la valeur des choses faites à la main. Maintenant, la chaîne de production est tellement longue que la préciosité du travail est mise en cause. » Si bien que les paysans bios de Nic Oumouk ressemblent étrangement aux ouvriers du Combat ordinaire , immortalisés par le héros photographe de cet album. Avant qu’ils ne disparaissent. « Il me semble que ces gens, comme ceux de Lip, sont au-dessus de la mêlée, qu’ils avaient plus de courage à l’époque que nous, qui sommes censés être plus libres, n’en avons. De la nostalgie, oui, un monde idéalisé, peut-être. Mais ce qui est sûr, c’est que j’ai vécu la fin de la culture ouvrière de gauche. »

Une perte politique, donc. Et émotionnelle. Qu’ils soient paysans ou ouvriers, ces hommes forment pour les héros de Larcenet une famille d’accueil, protectrice et chaleureuse, bien qu’éphémère, là où l’absence du père fait figure. « Que signifie être père, quel père était le mien ? Je m’interroge. Plus encore avec sa mort, il y a trois ans. Le tome 3 du *Combat ordinaire , qui n’était pas prévu, est né de sa disparition. Nous nous sommes aimés mais jamais compris ni parlé. Nous nous sommes retrouvés peu avant sa mort. Si j’en suis heureux, je sais qu’il était trop tard. Les années d’enfance étaient foutues. »* Le bédéiste, lui, n’a pas trouvé de substitut paternel. Ou trop âgés, morts à leur tour. D’où des apparitions quasi magiques de fous sages dans ses albums quand ses personnages sont désemparés. Un ex-maire devenu ermite dans le Retour à la terre . Ou Edukator, un Superman de la langue française, mettant de côté ses prétentions pédagogiques pour aider Nic Oumouk à faire le bon choix. Et qui rappelle à Larcenet ce professeur de dessin, « très dur et éminemment respectable » , à qui il doit la découverte de sa vocation en classe de sixième. Puis, cascades en chaîne, son bac, ses études d’arts appliqués, son succès.

Pourtant, la faille est là, perceptible, résumée en des phrases lapidaires. « Quand tu te détestes gamin, tu te détestes adulte. » « Je me suis éduqué tout seul. Alors j’ai tout foiré. » Reviennent en mémoire les très noirs albums publiés aux Rêveurs, et d’autres, plus légers et plus récents, mais qui montrent des crises d’angoisse et leur cortège d’évanouissements. Jeunesse dans le milieu « hardcore » du rock, des squats. Jusqu’au déclic : « Un soir, des flics m’ont ramassé en pleine crise et envoyé à Sainte-Anne. Le lendemain matin, j’avais rendez-vous chez un psychanalyste, il y a presque vingt ans. Maintenant, l’angoisse se présente sous une forme très atténuée, qui permet de vivre. » Le pourquoi reste mystérieux. De toute façon, le trouver « ne guérirait pas, mais me rassurerait, comme un médicament peut le faire » . Plus importante est la création, « remède à ce déséquilibre » . Pour soi d’abord. Et pour ce constat : « Être si peu doué pour la vie et toucher des gens, c’est inespéré. »

Un autre remède, bien connu de tous : l’amour des femmes. Ou plutôt, de sa femme. Car Manu Larcenet n’a rien du tombeur. Éduqué dans la différence des genres, adolescent « terrorisé » par le sexe féminin, il n’est guère aidé par son passage de l’univers rock à celui de la bande dessinée, encore très masculin.

De cette gêne quasi adolescente, Larcenet s’amuse : « Je débute en filles » , reconnaît-il, avant de formuler l’espoir que la sienne de fille, une gamine de 3 ans, lui permettra de se rattraper. Dans la vie comme au dessin, elles n’apparaissent qu’en amoureuses, mères ou grands-mères, tendres et épatantes. Quoique, de ces femmes âgées, Larcenet avoue : « Je ne les dessine pas en femmes mais comme figures d’expérience. » L’expérience, le cheminement lui font préférer « les vieux » . Comme un rempart à sa jeunesse passée, ses convictions à l’emporte-pièce d’alors, son « endoctrinement d’extrême gauche » . « Venu à la politique par le rock, à l’époque des Béruriers noirs, je faisais partie du Scalp. J’ai participé à des chasses à l’homme en croyant être un héros ! »

Le regret pointe, cependant : « J’ai accepté d’oublier l’idéal. Maintenant, je vote contre. Contre Le Pen. Bientôt contre Sarko. »

Manu Larcenet n’a pas oublié les émeutes de novembre 2005, quand « la télévision et la radio montraient du doigt l’ennemi, ces gamins, ces gamins de la République ! Il n’y a pas de mot assez fort pour dire à quel point c’était dégoûtant ». L’ouverture du second Nic Oumouk caricature ce discours délirant. Le dessin montre des habitants souriants au marché, tandis que l’envoyé spécial dénonce « le chaos [qui] règne sur ces territoires de non-droit, ravagés sous le joug de barbus radicaux ». Ultime pied de nez, l’album s’achève sur une France terrorisée par… une révolution paysanne. La peur s’installe. De son entre-deux-mondes, Larcenet se méfie.

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