Palestine : la guerre des ondes

Les radios palestiniennes doivent s’imposer face aux factions, aux difficultés techniques qui résultent de l’occupation et à la concurrence d’émetteurs surpuissants installés dans les colonies. Reportage.

Laurent Georges  • 1 mars 2007 abonné·es

Des gens considèrent qu’on veut imposer des idées de l’extérieur parce qu’on parle des droits de l’homme en pays musulman. Et ça peut aller loin : pressions physiques, commandos qui cassent le matériel, etc. » L’homme qui accuse ainsi est Deya N-Kawasme, l’un des dirigeants de Radio Hurrya, à Hebron.

Comme une vingtaine d’autres radios locales palestiniennes, Radio Hurrya tente de développer ses ancrages locaux et de devenir un lieu d’information et de débats. Mais cette volonté s’applique dans un cadre terriblement contraignant : luttes d’influence omniprésentes entre le Fatah et le Hamas, difficultés économiques lourdes, insuffisances techniques criantes, contraintes issues des difficultés de circulation imposées par l’armée israélienne, et « occupation » illégale de l’espace hertzien par les radios des colonies de peuplement. Et pourtant, elles émettent…

Illustration - Palestine : la guerre des ondes

RAMALLAH : Les locaux de la station radio « La voix de la Palestine » incendiée par les troupes israéliennes le 19 janvier 2002 AFP / Jamal ARURI

Au commencement était Oslo. Les accords de septembre 1993 fixent une répartition de l’espace hertzien entre Israël et la Palestine. Les projets de radios locales foisonnent alors, dans un vide juridique compréhensible puisque tout reste à inventer : il n’y a pas d’autorité de régulation, pas de loi, situation qui correspond à la naissance d’un État. L’Autorité palestinienne, soucieuse d’organiser les ondes, où l’anarchie risque de s’installer, tente de légiférer. Un décret tardif du Conseil des ministres, fin 2004, fixe des règles. Ce décret constitue aujourd’hui le seul cadre de référence. Outre qu’il organise les ondes, son intérêt réside aussi dans le fait qu’il impose aux radios locales de produire elles-mêmes 40 % de leurs programmes, et d’embaucher un minimum de six journalistes dans leur équipe. L’intention est claire : limiter les velléités de devenir de simples relais de programmes nationaux ou internationaux, et pousser les radios à donner une place suffisante à l’information.

Mais la deuxième Intifada puis la victoire du Hamas aux élections de janvier 2006 interrompent la régularisation en marche. Outre des destructions infligées par l’armée israélienne à plusieurs stations, l’effondrement de l’économie palestinienne se traduit par des ressources insignifiantes pour des radios qui ne vivent que de recettes publicitaires. Ainsi, la plupart d’entre elles tentent de survivre avec des spots facturés à deux ou trois dollars. Une misère. Le plus souvent, techniciens, animateurs et journalistes sont sous-payés, voire pas payés du tout, et les efforts de formation entrepris par l’université de Bir Zeit et par des ONG comme Internews Europe sont réduits à néant lorsque le personnel, une fois formé, s’en va ailleurs pour tenter de percevoir un salaire plus élevé.

En même temps qu’aux difficultés économiques, les radios locales palestiniennes doivent faire face au « grignotage » de leur espace hertzien, à l’image du morcellement de leur territoire. Aux puissantes radios jordaniennes, aux radios israéliennes officielles, s’ajoutent une multitude de radios pirates israéliennes installées au sein des colonies sans autorisation. Ces émissions, installées sur des longueurs d’onde très proches des radios locales palestiniennes autorisées, et sur des sites qui surplombent le plus souvent les villes palestiniennes, entraînent un étouffement des stations locales. Captées difficilement, ces dernières n’ont d’autre ressource que d’essayer d’augmenter leur propre puissance d’émission. Mais ce pis-aller se heurte à plusieurs types d’obstacles : situation des antennes géographiquement défavorable, souvent au fond des vallées ; coût prohibitif et grande difficulté à se procurer des émetteurs fiables. La plupart des émetteurs en fonction sont achetés… en Israël, et certains ne sont pas conformes aux normes techniques recommandées par l’Union internationale des télécommunications. Résultat : des « échos » hertziens qu’on retrouve dans des gammes de fréquences interdites.

Le parc des émetteurs est composé à 70 % d’émetteurs fabriqués en Israël. Selon Carlo Francescangeli, technicien consultant pour Radio France internationale, ce sont des équipements à la limite de l’amateurisme et du bricolage artisanal. Ces appareils ne répondent pas aux normes internationales et présentent de sérieux problèmes techniques. La dépendance à l’égard des fournisseurs est totale. Les coûts d’entretien sont prohibitifs, et les techniciens israéliens ne peuvent pas se rendre en cas de besoin dans les territoires palestiniens…

Le 7 décembre 2006, Radio Siraj, à Hébron, est soudainement envahie par l’armée israélienne. Motif : elle brouillerait la radionavigation de l’aéroport Ben Gourion. Pas d’avertissement, pas de demande préalable d’arrêt des émissions incriminées. L’armée saisit l’émetteur et arrête le directeur de la station, qui sera emprisonné pendant cinq jours. L’émetteur incriminé était israélien. Dans une situation « normale », l’État israélien aurait demandé à l’Autorité palestinienne une intervention en urgence, et celle-ci aurait simplement mis en demeure la radio d’arrêter ses émissions et de procéder à un contrôle technique. Mais le gouvernement palestinien n’a aucun moyen de contrôle des ondes, aucun technicien qualifié ou possédant le matériel requis.

Dans ce contexte difficile, un certain nombre de radios tentent tout de même de construire une information ouverte, voire plurielle, et de donner la parole aux citoyens. Cela ne va pas sans pressions… « Faire de la radio en Palestine n’est pas difficile, c’est tout simplement impossible », affirme Saïd Al Arouri, de Radio Amwaj.

Menaces d’intervention israélienne, de descente de commandos des brigades Al Qassam, liées au Hamas, ou des brigades des martyrs d’Al Aqsa, liées au Fatah, asphyxie économique, étranglement technique, les radios locales palestiniennes ont toutes les raisons de disparaître. « On nous dit que nous sommes libres, mais nous pouvons aller en prison, même si nous apportons la preuve de ce que nous disons à l’antenne… » , déclare un dirigeant de Tulkarem. Radio El Khalil a déjà été fermée arbitrairement parce qu’il y était trop question du chef local de la sécurité palestinienne et de certains excès qu’il commettait. Alors, « nous construisons notre ligne rouge, que nous ne dépassons pas, parce que nous voulons vivre » . Ainsi sur Radio Ajial, le rédacteur en chef a censuré les informations concernant les déclarations provocatrices du pape sur la religion musulmane : « Il faut comprendre qu’ici nous avons chrétiens et musulmans qui vivent ensemble : nous ne pouvons pas prendre de risques… »

Et, pourtant, ils émettent… Et si, inévitablement, certaines radios se retranchent derrière la facilité du relais d’Al-Jazira et des programmes musicaux, beaucoup essayent de jouer pleinement leur rôle d’animateurs de la démocratie locale. Et certains marquent des points : quinze radios se sont mises en réseau pour couvrir les élections de janvier 2006 avec débats et interviews de candidats en direct. Des émissions sont réalisées à plusieurs stations pour débattre de la condition des femmes, du port du voile ou de la minijupe au collège, des trop bas salaires des professeurs. Certains sujets tabous sont aujourd’hui abordés : crimes d’honneur, mariages forcés, viols… Pour la première fois, en novembre, en marge d’une série d’émissions traitant de questions sexuelles, une radio a parlé ouvertement d’homosexualité. Une émission s’adresse aux prisonniers palestiniens en Israël : les familles peuvent leur donner des nouvelles.

Résultat : dans les cinq dernières années, l’audience des radios palestiniennes, si elle n’est mesurée par aucune étude sérieuse, aurait sensiblement augmenté, et celle des radios israéliennes en arabe aurait corrélativement baissé, estime Abdel Nasser Al-Najar, qui dirige la section journalisme de l’université de Bir Zeit. « Avant, nous avions 90 % de musique, et Al-Jazira tenait le haut des ondes, mais aujourd’hui les programmes locaux se sont développés sensiblement. »

Significatif de cette tendance, avec la généralisation des téléphones portables, les radios deviennent une caisse de résonance de la société palestinienne : l’information de service gagne du terrain. On renseigne sur la localisation des check-points volants israéliens, des possibilités de passer par tel ou tel contrôle. Les gens téléphonent, interviennent en direct dans les débats ou réclament un morceau de musique. Presque une vie normale…

La radio a toujours été un média où s’investissent avec générosité de jeunes animateurs et de jeunes journalistes. Il en est de même en Palestine, et c’est ainsi que ces stations survivent.

Si les animateurs de ces radios s’accrochent, c’est « pour montrer que nous existons toujours » , dit Saïd Al Arouri. Et certains se prennent à rêver : « Ce serait bien de pouvoir interviewer des Israéliens à propos de la situation aujourd’hui. Mais je crains que ce ne soit pas encore possible » , regrette Diana Ali Abdelkader (Radio Amwaj). C’est qu’au sein des contradictions de la société palestinienne, à côté des radios qui diffusent à longueur de journée des textes du Coran, en dépit des pressions et des menaces fréquentes, de nombreux animateurs tiennent bien le cap : « Nous n’évitons pas les sujets sensibles , affirme Ehab Barah Meh, de radio Al Qamar. Nous donnons la parole à tous. » Et, si la répression sévit, elle est aussi à l’origine de vocations, comme en témoigne Ahlam Blaidy, de Radio Kur El Naas : « Il y a eu une incursion israélienne, tout le monde a été arrêté à la radio. Je suis restée seule, et j’ai été amenée à dire ce qui se passait en direct. » Elle n’envisage plus de changer de métier.

Monde
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