Prendre la mesure de la diversité
Le débat sur les statistiques ethniques divise les partisans d’une égalité républicaine de principe et ceux qui réclament des outils pour défendre une égalité effective entre les citoyens.
dans l’hebdo N° 945 Acheter ce numéro
Si l’on s’en tient aux statistiques, il n’y a pas en France de Noirs, d’Arabes ou d’Asiatiques… Uniquement des citoyens égaux dans une République indivisible qui les reconnaît tous, sans distinction « d’origine, de race ou de religion ». Cette belle idée a fait son temps. L’égalité décrétée ne parvient pas à protéger certains citoyens de discriminations liées à leurs origines, notamment en ce qui concerne l’embauche et l’accès au logement. Mais comment les mettre en évidence ? La Loi informatique et liberté de 1978, remaniée en 2004, pose le principe général de l’interdiction de la « collecte de données à caractère personnel qui font apparaître, directement ou indirectement, les origines raciales ou ethniques » . Exceptionnellement, l’appareil législatif permet de renseigner sur le pays de naissance et la nationalité des parents. Qu’en est-il au-delà de deux générations ? Tant qu’il n’y a pas reconnaissance de l’origine, il ne peut y avoir reconnaissance de discriminations liées à cette origine. À minorités invisibles, souffrances invisibles. Pour mettre en place des politiques de lutte contre les discriminations, il faut pouvoir les mesurer. C’est la raison pour laquelle des chercheurs, des associations et des politiques prennent actuellement position en faveur des statistiques ethniques.
Février 2005, dans le quartier chinois situé dans le 13e arrondissement de Paris, à quelques jours de la célébration du Nouvel an chinois. AFP /Stéphane de Sakutin
L’expression déplaît au Conseil représentatif des associations noires (Cran) « les ethnies n’existent pas dans notre République et […] elles n’ont pas à y exister ». Il lui préfère celle de « statistiques de la diversité », dont il est l’un des fervents défenseurs . Le Cran a adressé aux présidentiables un questionnaire à ce propos. Les résultats ont été présentés le 22 février : Nicolas Sarkozy, Dominique Voynet, Marie-George Buffet et François Bayrou sont favorables aux statistiques ethniques. Ségolène Royal est contre. A priori , si l’inventeur d’une discrimination positive à la française et d’un « ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale » juge les statistiques ethniques « nécessaires et utiles » , la méfiance pourrait sembler de rigueur. D’autant que les présidents d’associations comme la Ligue des droits de l’homme, la Licra, le Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples, SOS Racisme, et les syndicats de l’Insee ont fermement déclaré leur « refus de l’introduction en France d’un référentiel « ethno-racial » et de fichage de la population sur de tels critères » , lors d’une conférence de presse à Paris le 7 mars. Ils emboîtaient ainsi le pas à Jean-François Amadieu, directeur de l’Observatoire des discriminations, et aux chercheurs Patrick Weil et Emmanuel Todd, tous trois à l’initiative d’une pétition « contre les sondages ethniques » parue dans Libération le 23 février. Mais d’autres chercheurs ont réagi à l’inverse. Lancée par le démographe Patrick Simon et les sociologues Éric Fassin et Philippe Bataille, une pétition réclamant « des statistiques contre les discriminations » est parue dans le Monde , le 13 mars . L’affaire est donc plus complexe qu’il n’y paraît. Depuis plusieurs semaines, les statistiques ethniques divisent les partisans de l’indivisibilité républicaine et ceux qui souhaitent des « instruments de mesures fiables » pour défendre une égalité effective.
Selon le Cran, « une campagne contre les statistiques de la diversité est engagée depuis la publication, le 31 janvier 2007, du Baromètre Cran TNS-Sofres des discriminations à l’encontre des Noirs de France ». En fait, le débat remonte aux années 1980, quand de nombreux rapports officiels ont souligné les lacunes de l’appareil statistique français. En 1998, l’éventualité d’introduire des « catégories ethniques » dans les statistiques avait déjà déclenché une controverse dans les milieux scientifiques. « Depuis , explique Patrick Simon, démographe à l’Institut national d’études démographiques (Ined), et coauteur d’une enquête expérimentale sur « La mesure de la diversité », les besoins en matière d’information statistique sur les populations confrontées aux discriminations sont allés croissant, mais l’adaptation du système statistique se fait encore à la marge. » Récemment, l’installation d’un dispositif public de lutte contre les discriminations et la signature d’une « charte pour la diversité » par certaines entreprises ont ravivé le problème.
Sollicitée en 2005, la Commission nationale informatique et liberté (Cnil) a adopté des recommandations pour éclairer les employeurs sur les conditions de mesure de la diversité de leurs employés. Mais elles invitent ceux-ci à « ne pas recueillir de données relatives à l’origine raciale ou ethnique réelle ou supposée », compte tenu de « l’absence de définition d’un référentiel national de typologie « ethno-raciale » ». La Cnil, qui a mis en place un groupe de travail sur la question, prépare un nouvel avis pour la fin mars. Pour son président, Alex Türk, il faut « se poser la question d’un référentiel ethno-racial […] . La société glisse vers cette solution, mais faut-il aller jusqu’au bout ? ».
Car les blocages persistent. Première pierre d’achoppement : le terme « ethnique ». L’identification de groupes « raciaux et ethniques » est-elle contradictoire avec le principe d’indifférenciation inscrit dans l’universalisme républicain ? Autre argument : des outils de mesure existent déjà, comme les méthodes indirectes du type quotas, testing, enquêtes par le prénom… Reste à savoir s’ils suffisent. Certains s’inquiètent aussi du risque d’ethnicisation des analyses. Les statistiques ethniques « auraient pour effet de faire droit à la notion de « race », dont chacun reconnaît le caractère non-scientifique et le danger de développer des affrontements communautaires », affirment les signataires de la pétition « contre les sondages ethniques ». Sénatrice socialiste de Paris, Bariza Khiari, estime que « pour Nicolas Sarkozy, et d’autres, il s’agit en réalité d’escamoter la question sociale, en faisant peser la responsabilité de la délinquance sur des variables ethniques » . Mais, selon Éric Fassin, « on se sert du communautarisme de Sarkozy pour disqualifier la lutte contre les discriminations » .
Autre crainte : le spectre du fichage ethnique, porteur de vieux souvenirs liés au nazisme, à l’esclavage ou à la colonisation. « Ces réticences seraient légitimes s’il s’agissait d’alimenter des fichiers nominatifs, reconnaît Yazid Sabeg, coauteur des Oubliés de l’égalité des chances (Institut Montaigne). Mais lorsqu’il s’agit de recensements anonymes et volontaires, elles n’ont pas lieu d’être. » Or, ceux qui réclament des statistiques ethniques exigent qu’elles se fassent sur une base autodéclarative, anonyme et facultative, et s’opposent à la constitution de fichiers. Enfin, il n’est, pour l’instant, pas question de recensement à grande échelle mais seulement d’autoriser des études scientifiques. Quant aux catégories « ethno-raciales » et aux modalités d’exploitation des données, elles restent à définir. Le 19 octobre 2006 à Paris, lors d’un colloque organisé par le Centre d’analyse stratégique sur les statistiques ethniques, Dominique Schnapper, directrice d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, a rappelé : « La statistique contribue à créer la vie sociale en donnant une forme à la conscience que les sociétés prennent d’elles-mêmes. » Les statistiques ethniques, miroir des inégalités. Pour l’heure, le débat n’est ni scientifique ni technique. Il est politique.