Se tuer au travail
Les suicides chez Renault et EDF ont relancé le débat sur la souffrance en entreprise. Même si un lien direct est difficile à établir, ils révèlent une dégradation des conditions de travail des salariés.
dans l’hebdo N° 943 Acheter ce numéro
En arrive-t-on à se suicider à cause de son emploi ? Les récentes séries de suicides dans le monde professionnel mettent au premier plan la question des conditions de travail, alors que les principaux candidats à la présidentielle n’ont de cesse d’en appeler à la « valeur » de celui-ci. Avec trois salariés qui se sont donné la mort au cours des quatre derniers mois, le cas du technocentre de Renault à Guyancourt (Yvelines), où travaillent 9 000 personnes, met en lumière un phénomène touchant « l’ensemble des sites de Renault, qui subissent tous les effets pervers de la mondialisation » , estiment des syndicalistes de cette entreprise.
PSA-Peugeot-Citroën est également concerné depuis le décès, début février, d’un employé. Avant de se donner la mort, ce dernier a évoqué dans une lettre la pénibilité de ses conditions de travail. Et le suicide d’un employé de la centrale nucléaire de Chinon, le 27 février, survient après trois autres décès en quelques mois.
Une vue intérieure du technocentre de Renault à Guyancourt (Yvelines). AFP
Cette tragique série de Chinon a débuté en 2004 avec la mort d’un technicien supérieur d’EDF, retrouvé non loin de la centrale. Malgré cette distance, la caisse primaire d’assurance maladie a considéré qu’il y avait « un lien direct et essentiel avec l’activité professionnelle » . Mais ce lien reste difficile à prouver. Et la décision de la caisse primaire a été contestée par la direction d’EDF. L’audience du 5 mars, au tribunal des affaires de sécurité sociale de Tours, a vu ainsi l’avocat de l’entreprise chercher les explications de cet acte du côté des problèmes personnels du salarié. Dominique Huez, médecin du travail de la centrale, qui avait pourtant alerté la direction sur le danger « de retournement de la violence contre soi que courait la moitié des salariés de la section concernée », accuse : « En invoquant l’explication personnelle, l’avocat s’est ridiculisé. La loi est claire : quand un risque est énoncé mais qu’il n’est pas prévenu, la faute inexcusable de l’employeur est de droit. »
Comme l’explique Philippe Davezies, enseignant-chercheur en médecine et santé du travail, « il est indubitable que ce type de problème est en partie généré par l’évolution du monde du travail depuis une quinzaine d’années » . Pour les salariés, cela ne fait pas de doute. « Notre seul interlocuteur est notre poste informatique. Il n’y a plus de relation humaine, ni de reconnaissance de notre travail » , témoignent des employés du technocentre de Guyancourt. Selon un communiqué des syndicats (CFE-CGC, CFDT, FO), pour lesquels « des facteurs professionnels ont pu éventuellement conduire à chacun de ces actes » , il s’agit de mener « une expertise complète » afin de trouver des « solutions préventives et curatives » .
Même le patron de Renault, Carlos Ghosn, adulé par le Medef pour ses talents de réducteur de coûts et d’intensificateur du travail, est obligé de l’admettre : « Il faut une réflexion sérieuse et approfondie de la situation. Il s’agit de comprendre avec humilité et fermeté à la fois. » Une fermeté qui était pourtant la philosophie du management chez Renault. Et que le super PDG est prêt à assouplir tout en se dédouanant de sa responsabilité : « Personne n’a de prise sur de tels événements. »
Le sujet est cependant trop grave pour se contenter de polémiquer. « On peut argumenter à l’infini pour savoir si un suicide est lié ou non au travail. Il faut prendre la question de manière plus pertinente. En effet, si les salariés commencent à dire que c’est dû au travail, que ce soit vrai ou faux importe peu. Car c’est un signal d’alerte. Ceux qui imaginent que c’est possible expriment en fait leur propre mal-être face à certaines conditions de travail. La question est alors : qu’est-ce qui dans le travail fait souffrir ? » , estime Philippe Davezies.
Pour François Desriaux, rédacteur en chef de la revue mutualiste Santé et travail , « il existe une conjugaison de phénomènes qui fait que les salariés ne peuvent plus développer un travail de qualité » . Tout d’abord, avec « l’intensification du travail, c’est la masse de travail qui augmente et le temps nécessaire qui diminue. Il faut faire du chiffre au détriment de la qualité. Beaucoup de salariés éprouvent de la honte pour cela » , poursuit-il. Cette perte de la qualité s’explique par les exigences contradictoires qui assaillent les salariés, que résume Philippe Davezies : « Avec des objectifs inatteignables , travailler consiste à trier, en sachant qu’on n’a pas le temps de tout faire. Cette pression augmente le stress, et c’est extrêmement affaiblissant de n’avoir plus de repères sur ce qu’est un travail bien fait. »
Cette perte des repères est aggravée par les nouvelles organisations du personnel et des hiérarchies. « Il y a un éloignement des hiérarchies sur les modalités concrètes du travail. Il y a alors deux façons d’évaluer le travail bien fait. On a, d’un côté, des managers qui ont l’oeil rivé sur le marché, et, de l’autre, des techniciens qui ont leurs propres normes mais se sentent isolés » , explique Philippe Davezies. Par ailleurs, le changement des statuts de personnel, notamment chez EDF, a bouleversé l’organisation de l’entreprise et a divisé des salariés en mal de reconnaissance. « Le travail manutentionnaire est sous-traité dans les centrales nucléaires. Ce qui entraîne une incapacité des cadres à avoir la vision des conséquences de décisions qu’ils sont obligés de prendre à l’aveugle. C’est alors une pression psychologique très importante pour ces cadres » , souligne Annie Thébaud-Mony, directrice de recherche à l’Inserm. « Il y a aussi des suicides chez les sous-traitants, qui assument 80 % du travail dangereux. Les cadres vivent mal cette situation car ils savent que ces sous-traitants sont écartelés entre des contraintes de délai, de sécurité et de quantité. De plus, la sous-traitance fragilise la connaissance du contrôle nucléaire. Quand on perd la connaissance d’une installation industrielle, cela devient très dangereux. L’explosion d’AZF est un exemple, où l’on ne sait pas très bien qui a fait quoi » , poursuit-elle.
À cela, s’ajoute l’isolement des salariés confrontés à une organisation individualisante. « Les directives sont reçues par mail, tout est informatisé, il n’y a plus de discussion. À cela s’ajoutent l’évaluation personnelle et l’entretien individuel, qui favorisent la concurrence entre les salariés et où il n’est question que des objectifs à atteindre et jamais de la manière dont on les atteint » , explique François Desriaux.
Ces conditions qui déshumanisent le travail engendrent « des souffrances éthiques pour les salariés les plus engagés dans leur boulot » , commente Dominique Huez. « Les salariés qui se suicident sont ceux qui ont résisté. Mais cette résistance est isolée et finit par conduire à un sentiment de culpabilité et à la violence contre soi » , ajoute Philipe Davezies. À défaut de défense collective, le suicide est-il devenu pour les travailleurs l’acte ultime d’une résistance individuelle mais sans issue ?