Sortir des salons

Un ensemble de musique ancienne et des élèves de terminale se sont croisés autour d’un projet de concert avec installation visuelle. Mixage hors norme de sons et de signes. Reportage.

Ingrid Merckx  • 15 mars 2007 abonné·es

Au lycée Renoir, à Paris, ils appellent cela un « workshop » , comme les pros. Soit un atelier en temps limité. Deux jours de travail intensif avec un intervenant extérieur sur un projet original. Enseignant en terminale arts graphiques dans cet établissement, Emmanuel Benoist s’est laissé tenter, cette année, par un projet venu de l’extérieur. De « clients » , sourit-il, tellement le terme convient peu au Peuple de la cave. Un ensemble d’une dizaine de musiciens professionnels qui, sous ce nom plutôt rock, s’adonnent à la musique ancienne. Ils jouent Monteverdi, Bach (Johan Mickael), Muffat, Legrenzi, ou Gastoldi, mais pas n’importe comment : sur des copies d’instruments d’époque, viole de gambe, violone, clavecin et cordes accordées avec un tempérament ancien.
Et surtout, pas n’importe où : âgés de 21 à 40 ans, formés et travaillant dans des conservatoires prestigieux, ils entendent décloisonner la musique classique, la « sortir des salons » ou de ses lieux habituels de diffusion, et s’éloigner des publics « acquis-conquis » d’avance, dont une élite surtout sociale. Qui n’a pas vraiment besoin d’eux.

« Nous jouons une musique mal peignée » , martèle Jean-Philippe, pour en finir avec les préjugés. Philosophe de la troupe, le claveciniste du Peuple de la cave insiste sur le fait que leur répertoire s’inscrit à un moment de bouillonnement dans l’histoire de la musique. À une période de transition entre la Renaissance et le Baroque, qui s’est traduite par des audaces musicales telles qu’elles mettaient leurs auditeurs dans des états proches de l’évanouissement ou de la jouissance… Rétif aux (« interprétations cosmétiques »* , le Peuple de la cave dit préférer le prébaroque au baroque en ce qu’il pose, aussi, la question du beau en musique. Faut-il nécessairement que la musique soit belle ?

Pas certain que les terminales de Renoir aient perçu ce caractère subversif. D’autant que les pièces que le Peuple de la cave leur a présentées, il y a quelques mois, en live dans la classe, ont pour thème central la lettre amoureuse. Classique ou moderne, comme sujet ? Peu importe : l’heure n’est pas à la dissert. « Et même, on se fiche presque qu’ils trouvent ça beau, lâche Stanley, violoncelliste et violiste. Ce qu’on veut, c’est les ouvrir à cette musique en les mettant en contact avec des oeuvres. Et pas seulement à travers un concert, ce qui n’engage pas à grand-chose . Mais en travaillant avec eux sur un projet de coproduction. » D’où l’idée d’un concert de « musique à voir » : des créations visuelles réalisées par les apprentis graphistes (réunis, pour l’occasion, sous l’appellation « Collectif 24 ») seront projetées en temps réel pendant le concert que donnera le Peuple de la cave le 17 mars, à Saint-Denis.

Bénévoles dans ce projet, les musiciens ont travaillé quatre mois en amont. Le temps de mettre au point les morceaux et de réaliser la maquette devant servir de support aux élèves. Puis Jean-Philippe, Stanley et Camille, la benjamine, chanteuse de la troupe, sont venus plusieurs fois à Renoir préparer le terrain avant le workshop programmé les 8 et 9 février. « Sorte d’acmé du projet » , confie Stanley, le 8 février en début d’après-midi, dans un couloir, au dernier étage du lycée. La trentaine, les yeux clairs, sweat à capuche et lacets orange, le jeune homme se dit impatient de voir ce que les élèves vont tirer de leur musique. Alors qu’ils remontent de déjeuner, il souffle : « Nous, on fait du son. Eux, ils font du signe. »

Ambiance « free style » dans la salle où une vingtaine d’ados se remettent au boulot dans un mélange pas banal de sérieux et de décontraction. Deux rangées de tables se font face. Un seconde pièce, mitoyenne, est jalonnée d’ordinateurs. Adeline Goyet, l’intervenante graphiste qui tient la baguette pendant les deux jours, annonce le déroulé de l’après-midi : travail en petits groupes à la préparation de séquences graphiques à partir des morceaux dont chacun est en charge. Jean-Philippe a distribué un texte avec des indications sur la structure et l’esprit des oeuvres. Par exemple, le groupe qui planche sur la Canzonetta de Gastoldi ( « Tu t’es moqué de moi , maintenant je ris de ta mort » ) sait que ses deux couplets sont basés sur des phrases de quatre mesures bigarrant les formules rythmiques. Et celui qui hérite de la sonate de Muffat, Antichambre de la folie , note sa tonalité mélancolique faite de « colères » et « d’élans brisés » . Le matin, Adeline Goyet a écrit « passion » et « spectre » au tableau.

« J’ai préféré partir des mots , explique-t-elle. Je ne connais rien à la musique, mais, typographe de formation, je sais comment représenter des rythmes. Il n’est pas question d’illustrer ­ la musique se suffit à elle-même ­ mais d’habiller. Il faut chercher le mode d’expression graphique adapté aux morceaux. Trouver des relations entre les images et les sons, et les travailler dans des séquences de temps. » La forme finale n’est pas encore arrêtée *. « Mais on se dirige vers une sorte de diaporama »* , avise Emmanuel Benoist. Donc un montage de séquences d’images fixes destinées à se superposer, au moment du concert, aux séquences musicales. Pour deux niveaux de lecture simultanés.

« Évitez les dessins bien faits ou élégants, trop attendus sur cette musique, précise Adeline Goyet. Partez de peu d’éléments, ce qui incite à être créatif, et réfléchissez à leur transformation dans la durée. » Tandis que quelques-uns épluchent les textes, d’autres préfèrent réécouter les pièces. Certaines sont uniquement instrumentales. Mais la voix de la chanteuse du Peuple de la cave retentit quand même à différents endroits pendant une bonne partie de l’après-midi. « Ça fait drôle d’être écoutée comme ça , glisse-t-elle, un peu intimidée, en passant d’une pièce à l’autre pour apporter des précisions aux élèves. À ce stade, ils n’ont plus tellement besoin de nous, regrette-t-elle. On aimerait bien échanger davantage, mais ils n’ont que deux jours, c’est très court ! » Le défi n’a pas l’air de les stresser. « C’est un travail un peu hors normes, explique leur enseignant, du fait de la présence de l’intervenante et du travail en groupe. Mais aussi parce que la musique charrie des contraintes spéciales : comme elle ne se rend pas visible, il faut insister sur l’imaginaire et la dimension plastique. »

Blond peroxydé , François montre son idée : sur une feuille, deux parties sombres figurant deux temps différents se rejoignent puis fusionnent . Un peu comme des comètes. Vers 16 h 30, il sort faire une pause avec Justine, qui porte de longues dreadlocks. « Il y a plus de monde au workshop que pendant les cours », note-t-il. Ce qui les motive ? Le côté pratique et la visée déjà un peu professionnelle de l’atelier. Davantage que la musique, qu’ils trouvent « ennuyeuse » en l’occurrence. « Mais c’est comme une commande ! » , s’anime Justine. Ils viendront ­ « bien sûr ! » ­ au concert. Si Monteverdi et consorts sont loin de les faire tomber dans les pommes, « ils travaillent sans frein , souligne Adeline Goyet, peut-être parce qu’ils ont rencontré les musiciens avant… » Le Peuple de la cave n’en espérait pas tant.

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