Trouver l’équilibre
La Cité de l’architecture et du patrimoine a été inaugurée le 20 mars – à moitié achevée – avant une ouverture complète en septembre. Elle entend concilier deux domaines culturels adverses. Traversée du chantier.
dans l’hebdo N° 944 Acheter ce numéro
L’extérieur est connu : le palais de Chaillot. Un arc de cercle austère, face à la tour Eiffel. Il englobe le palais du Trocadéro, construit en 1878, qui a abrité le Musée des monuments français (MMF) jusqu’à ce qu’il soit ravagé par un incendie en 1997. Et une autre partie, qui date de 1937, et hébergeait la cinémathèque avant son déménagement, l’année dernière, dans le quartier de Bercy. Mais l’intérieur est nouveau, réaménagé par l’architecte Jean-François Bodin en vue d’accueillir une nouvelle institution : la Cité de l’architecture et du patrimoine, qui, sa partie « musée » encore en chantier, a ouvert son aile « architecture » le 20 mars, avant une ouverture complète en septembre. Les travaux ont pris tant de retard qu’une inauguration, même partielle, devenait urgente. Notamment du fait de la programmation de trois expositions temporaires : « Avant-après. Architectures au fil du temps », « Portzamparc. Rêver la ville » et « Génération Europan ». Mais ce lancement en deux temps est regrettable au vu de l’ambition principale de cette nouvelle institution : concilier vestiges du passé et projets futurs, muséologie et renouvellement urbain, patrimoine et architecture. Deux domaines clivés. Résultat d’un montage politique complexe, ce nouvel espace fait figure de pari.
Ce projet de Cité est né dans les années 1980, quand Jack Lang, ministre de la Culture, voulait moderniser le MMF. Puis l’idée a fait son chemin, renforcée en 1998 par François Barré, qui a réuni l’architecture et le patrimoine en une direction unique. Mais le père de la Cité, c’est Jean-Louis Cohen, architecte historien qui militait, à la tête de l’Institut français d’architecture (IFA), pour la création d’un lieu de référence sur l’architecture, sur le modèle des Beaux-Arts. Appuyé par Catherine Trautmann puis par Catherine Tasca, il a conçu, sur le site de Chaillot, un projet associant « des collections historiques et l’Institut afin de créer la base de politiques vers le grand public et de déprofessionnaliser certains enjeux » , a-t-il expliqué à cyberarchi.com, en décembre 2003, insistant sur la nécessité de croiser les publics attachés au patrimoine et ceux qui sont intéressés par la création. Un grand équipement culturel façon Beaubourg, en somme, la carte artistique en moins, l’aspect professionnel et technique en plus. Mais Jean-Louis Cohen a été défait de sa mission par le ministre de la Culture, Jean-Jacques Aillagon, réticent sur le projet. C’est finalement François de Mazières, inspecteur des finances, que Renaud Donnedieu de Vabres a chargé, en 2004, de sa mise en place.
« Réunir des structures existantes n’est pas chose aisée, surtout quand elles relèvent de cultures différentes comme le Musée des monuments français, l’Institut français d’architecture et l’École de Chaillot [qui forme les architectes de monuments historiques], reconnaît François de Mazières, lors d’une visite du chantier. Mais tout a été mis en oeuvre pour que la greffe prenne » . La Cité a été conçue avec deux entrées indépendantes : l’aile architecture ouvre du côté de l’ancienne cinémathèque ; et l’aile patrimoine, du côté du Trocadéro. Une « rue » centrale permet de se rendre d’un quartier à l’autre. Le premier, relooké par de jeunes architectes, affiche sa modernité. De même que le jardin-terrasse, avec sa vue imprenable sur Paris, confié à des paysagistes. La Cité souligne ainsi « son engagement en faveur de la jeune création française . L’objectif étant d’éviter des dépenses luxueuses, cette partie a été financée par des mécènes ». L’ensemble des travaux a coûté 65 millions d’euros à l’État, pour 26 000 m2 de surface. Le budget annuel de fonctionnement s’élève à 14 millions. « La Cité est un projet entièrement public et doit le rester, insiste cependant François de Mazières *. Le mécénat, ne doit venir qu’en supplément. J’y veillerai. »*
Parcours à rebrousse-temps dans la cité inachevée. Départ du côté contemporain, à travers l’escalier rouge et rose de Bodin, pour découvrir les fabuleuses maquettes des dix projets de tours « Phare » de la Défense, dont celui du lauréat, Thom Mayne. En sous-sol. Puis passage par l’auditorium, sis dans la salle de projection de l’ancienne cinémathèque, et coup d’oeil dans la galerie basse, voûtée. « On a voulu garder l’esprit du lieu » , souligne François de Mazières, en passant dans l’aile musée qui se partage entre la Galerie des moulages, avec ses fragments grandeur nature des chefs-d’oeuvre du premier art roman au XVIIIe siècle, la Galerie des peintures et ses reproductions de monuments historiques à l’échelle 1, et la Galerie moderne couvrant l’architecture de 1850 à nos jours. La première a été repeinte avec un somptueux pigment d’époque, rouge sombre. Dans son allée courbe, la lumière tombant de la verrière traverse les draps qui recouvrent encore les copies de plâtre. Statues, gargouilles et autres détails d’église se laissent ainsi deviner dans un mélange de mystère, de poussière et de majesté.
« Le patrimoine draine un public considérable par rapport à l’architecture contemporaine, rappelle le président de la Cité. Pour attirer de nouveaux publics vers l’architecture, nous avons décidé que les expositions d’actualité seraient gratuites. » Conférences, cours d’histoire, actions de sensibilisation… « Cette Cité doit devenir une maison ouverte, une ruche » , espère François de Mazières. « Pas gagné, estime Françoise Fromonot, critique d’architecture. La Cité se trouve en plein XVIe arrondissement, il faudra s’y rendre comme on va au Grand Palais. L’Institut français d’architecture, quand il se trouvait dans le quartier latin, était un lieu de passage, de rencontres et de débats. » Autre enjeu pour la Cité : redéployer cet institut, fermé depuis trois ans. « Pour l’heure, tout se passe comme si l’IFA avait été mis en veilleuse », renchérit Marie-Jeanne Dumont, architecte et enseignante à l’école nationale supérieure d’architecture de Paris-Belleville. Et quid du pouvoir des lobbies du patrimoine au sein de la Cité ? « Il y a une inquiétude parmi les architectes », glisse-t-elle. Mais elle se félicite de voir la Galerie des moulages rénovée : « L’État a bien failli abandonner cette collection alors que, certains originaux ayant disparu, elle a pris une valeur inestimable. » Par ailleurs, la Cité donne à l’École de Chaillot un statut, et à la France une bibliothèque d’architecture qui manquait cruellement.
Françoise Fromonot énumère les risques : que la Cité renforce les corporatismes, qu’elle représente un « haussement de col national » au détriment d’une vraie réflexion sur l’état de la ville, et qu’elle véhicule une vision réactionnaire du patrimoine. « Cet établissement est emblématique d’une évolution et d’une prise de conscience, revendique François de Mazières. Aujourd’hui, la grande question est celle de l’équilibre à trouver entre une culture ouverte sur le monde et des pratiques culturelles de proximité liées à une quête identitaire. Parce qu’elle incarne un identifiant immédiat, au coin de la rue, l’architecture est au coeur de ce questionnement. En outre, elle a pris une importance considérable au sein des préoccupations environnementales. Elle doit conduire une réflexion sur l’intégration de l’homme dans l’environnement urbain et inviter à se demander à quoi ressemblera le patrimoine de demain. »
Pour faire dialoguer patrimoine et architecture, la Cité mise sur l’imaginaire, comme celui que stimulent les neuf maquettes de tours « Phare » qui n’existeront jamais, ou ces gigantesques moulages de monuments disparus. À l’heure de son éviction, Jean-Louis Cohen disait marcher sur une corde raide entre deux forces hostiles. Il faudra attendre la rentrée, et probablement un peu au-delà, pour voir si cette corde peut devenir un pont.