Une laïcité à sens unique

Une charte rappelle les droits et devoirs des agents et usagers du service public concernant les signes religieux. Mais elle éclipse la responsabilité de l’État, qui ne respecte pas toujours ses obligations de neutralité.

Marion Dumand  • 1 mars 2007 abonné·es

Qui a entendu parler de la Charte sur la laïcité ? C’est dans le calme, voire l’indifférence, que le Haut Conseil à l’intégration (HCI) a rendu publics, en janvier 2007, ces onze articles n’ayant pas force de loi. Après la « bataille du voile », le contraste est saisissant. D’autant que la Charte ne concerne pas les seuls élèves des écoles mais tous les agents et usagers du service public (hôpitaux, administrations, prisons, armée…), où elle sera affichée et distribuée. Faut-il alors voir dans la Charte ­ et son accueil tranquille ­ le triomphe d’un grand principe républicain ou le consensus mou autour de son squelette ?

La rédaction de ce texte émane d’une volonté politique. Présidé par la philosophe Blandine Kriegel, le HCI a répondu à la demande du Premier ministre. Ce dernier souhaitait, selon l’avis accompagnant la Charte, un outil à « caractère à la fois préventif et pédagogique » . Une manière de donner suite aux préconisations de la commission Stasi et au rapport du député radical André Rossinot, la Laïcité dans les services publics [^2]. Sans pour autant jeter de l’huile sur le feu en pleine campagne présidentielle. « Le choix d’une charte plutôt que d’une loi permet d’éviter les polémiques, explique Jacqueline Costa-Lascoux, qui a collaboré à son élaboration. Mais il serait important d’établir un code de la laïcité, réunissant les nombreux textes, afin de permettre aux acteurs publics d’y voir clair. Ainsi, la présente charte ne traite pas des problèmes les plus aigus rencontrés par les élus. Ce n’était d’ailleurs pas son objet » , regrette-t-elle.

Son objet ? Une réponse, précise l’avis, à ces « situations ponctuelles manifestement incompatibles avec le respect du principe de laïcité dans les services publics, résultant de comportements individuels […] *, phénomènes* [qui] *, pour être encore résiduels, avaient un caractère particulièrement marquant »* . On se souvient, en effet, de l’émoi provoqué par le voile d’assistantes d’éducation ou de mères d’élèves accompagnant des sorties scolaires. Mais aussi : la non-mixité de certaines piscines, le refus par des femmes de consulter un médecin homme à l’hôpital (cet interdit venant parfois de leur mari), les signes religieux arborés par des usagers à la Caisse d’allocations familiales (CAF) ou dans des mairies, les demandes de congés ou de repas spécifiques pour raisons religieuses, etc.

Que dit alors la Charte ? Que tout « agent public et collaborateur du service public [a] un devoir de stricte neutralité » (article 1), mais seul le premier ne peut « manifester ses convictions religieuses dans l’exercice de ses fonctions » (article 2). Quant aux usagers, ils ont « le droit d’exprimer leurs convictions religieuses, dans les limites du respect de la neutralité du service public et de [son] bon fonctionnement » (article 6), mais ne « peuvent, à raison de leurs convictions, récuser un agent public […] ni exiger une adaptation du fonctionnement du service public ou d’un équipement public » (article 8).

Voilà qui permet de clarifier certaines situations. Quitte à paraphraser des textes législatifs en vigueur. Ce qui fait dire à Gilles Lazimi, médecin généraliste et coordinateur de la campagne contre les violences faites aux femmes : « C’est un outil ridicule : en gros, on explique aux gens qui ne suivent pas la loi qu’il faut la respecter ! » Quitte aussi à faire intervenir la laïcité en lieu et place du droit de la personne. Des femmes en l’occurrence. Qu’ils invoquent ou non la religion, « les hommes qui s’interposent entre la patiente et le médecin doivent sortir de la consultation, voire y être contraints par la police. Point » , rappelle Gilles Lazimi. En revanche, malgré l’article 8 de la Charte, une patiente a le droit de choisir son praticien, comme le précise d’ailleurs l’avis du HCI. Tandis que le médecin a celui d’intervenir sans son accord en cas de grand danger.

Nuançons néanmoins : réitérer des règles ne peut nuire. Et peut même servir de point d’appui lors de conflits, voire parer à l’accusation de discrimination lorsque ce n’est effectivement pas le cas. Malheureusement, l’insistance de la Charte sur des points de détail indique ses destinataires privilégiés. Tel l’article 7 : « Les usagers […] doivent s’abstenir de toute forme de prosélytisme, notamment à l’occasion des cérémonies d’entrée dans la citoyenneté française. » L’interprétation de ce terme, comme d’autres présents dans la Charte (neutralité, sécurité, hygiène…), est suffisamment ouverte pour conduire à des décisions fort différentes. Ainsi, selon l’avis, neutralité et lutte contre le prosélytisme permettent d’interdire en prison le port « du voile islamique, voire de la djellaba » . De même que l’article 8 interdit d’exiger l’adaptation de services publics, non de la demander et de l’obtenir…

Si le caractère ouvert et non normatif de la Charte peut inciter au dialogue, elle ne remédie guère à l’hétérogénéité qui *« expose les collectivités locales à des risques de mise en concurrence et de surenchère » [^3]
* . Et qui garantit mal à l’individu le principe d’égalité devant la loi. Elle éclipse d’ailleurs la responsabilité d’acteurs publics confrontés à des cas épineux. Comme la création, dans les cimetières, de carrés confessionnels, objet de lois contradictoires ! Ou l’octroi de subventions et la mise à disposition de locaux à des associations religieuses…

Oubli ? Ou refus de rappeler que l’État et les services publics ne respectent pas les grands principes énoncés par cette charte ? La République « ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte » . Mais le ministère de l’Intérieur a consacré 54 millions d’euros (20 de plus qu’en 2005) aux quatre cultes reconnus d’Alsace-Moselle (chrétiens et juif), où leur enseignement est obligatoire dans le public. Sans parler des ministres du culte catholique rémunérés par certains DOM-TOM, ni des aumôniers payés par l’État.

Il y a aussi les 7,45 milliards d’euros que le ministère de l’Éducation consacre à l’enseignement privé sous contrat. À 95 % catholique. Dernier cadeau pour la rentrée 2006 : un décret qui augmente la participation des communes à la scolarisation dans les établissements privés. Les protestations de l’Association des maires de France et le recours introduit par le Comité national d’action laïque (Cnal) auprès du Conseil constitutionnel n’ont pas pour l’instant donné de résultat.

« L’État devrait réaffirmer que l’école républicaine est publique, estime Farid Hamana, président de la Fédération des conseils de parents d’élèves (FCPE) et du Cnal. Et faire un véritable point sur la notion de laïcité, qui ne saurait être du racisme déguisé, ni soumise à une certaine relativité. » Que l’État soit effectivement neutre, dans un premier temps. Qu’il se désengage du religieux, dans un second, au profit des droits de l’homme… et de la femme. Le vrai combat ?

[^2]: Rapport remis le 20 septembre 2006.

[^3]: Phrase extraite du rapport « la Laïcité dans les services publics ».

Société
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