« La cause des femmes : une arme dans la guerre des civilisations »
Directrice de la revue « Nouvelles Questions féministes », Christine Delphy analyse le récent discours de Nicolas Sarkozy sur les femmes martyrisées dans le monde.
dans l’hebdo N° 948 Acheter ce numéro
Selon le Monde du 7 avril, « M. Sarkozy a promis d’accorder la « citoyenneté française » à toute femme « martyrisée » dans le monde » . La dureté de la politique d’immigration qu’il préconise pourrait être infléchie par des considérations humanitaires, plus précisément pour les femmes victimes de violences. Mais sa déclaration suggère surtout que le seul fait de posséder la citoyenneté française protège les femmes de tout risque. Révélation stupéfiante quand l’on sait que deux femmes meurent chaque semaine sous les coups de leur compagnon. Au regard de la réalité, l’invitation est surréaliste : les femmes martyrisées ailleurs viendront ici, mais où iront celles vivant déjà en France ? […]
Les violences subies par les femmes sont utiles uniquement pour noircir l’image du monde « non-civilisé » suivez mon regard. La cause des femmes devient une arme dans la guerre des civilisations et apporte un double bénéfice. Les méchants, non contents d’être fanatiques, terroristes et pour tout dire musulmans, sont sexistes à un point que vous ne pouvez imaginer ; par comparaison, « nos-hommes-à-nous » sont des agneaux.
Les violences contre les femmes ont été niées le plus possible et le plus longtemps possible, pathologisées, « passionalisées » (on se souvient des diatribes en défense du «pauvre-Cantat-qui-a-tué-Marie-parce-qu’il-l’aimait-trop»), bref, excusées. Quand il faut bien, à la fin, chiffres et rapports obligent, leur faire une place, on leur fait une place : ailleurs .
Parmi les nombreuses stratégies d’occultation de la violence masculine [^2], celle de la délocalisation est l’une des plus satisfaisantes. Largement utilisée par Élisabeth Badinter, elle est reprise par Nicolas Sarkozy, et dans une certaine mesure par Ségolène Royal, qui, annonçant une loi-cadre contre les violences conjugales, mentionne comme également victimes les femmes voilées et les femmes violées. Fascination française pour les jeux de mots lacaniens ? Non, acquiescement au slogan le plus faux et le plus agressif « le voile, c’est le viol » de la campagne de 2003 pour l’interdiction du foulard islamique.
Ainsi, à peine est-elle apparue sur la scène que la violence masculine est kidnappée par les politiques et dénaturée dans un processus pervers à trois temps : présenter un extérieur menaçant pour tout le monde, mais surtout pour les femmes ; montrer, dans cette lumière contrastée, une France, une Europe, et plus largement un monde occidental lumineux et respectueux des droits humains (des « droits de l’homme des femmes ») ; et, comparaison oblige, relativiser la violence « ordinaire » française, européenne, occidentale. Valérie Pécresse, porte-parole de l’UMP, a déclaré que le programme de Nicolas Sarkozy ne comprendrait pas de loi-cadre contre les violences conjugales : pas de favoritisme pour les femmes, il y a d’autres victimes. Ben voyons !
Les féministes ont mis trente ans à faire reconnaître par leurs sociétés respectives le fait que l’endroit le plus dangereux pour les femmes est… chez elles. Aujourd’hui, nos politiques prétendent avoir entendu le message. En réalité, ils l’instrumentalisent pour poursuivre deux desseins également condamnables : minimiser les dégâts causés par la tradition ancrée dans nos sociétés patriarcales de la violence machiste, et booster le racisme comme s’il en avait besoin [^3].
L’Occident, tout au long de son histoire coloniale, a déjà fait le coup. Les femmes françaises à cette belle époque ne pouvaient vendre la commode de leur mère que dis-je ! , ne pouvaient acheter un morceau de pain sans l’autorisation expresse ou présumée de leur mari, étaient traitées comme les mineurs et les fous, et cela jusqu’en 1938 ; tandis que, dans le même temps, les Français s’indignaient de la « barbarie » des indigènes africains, maghrébins et indochinois vis-à-vis des femmes.
Qu’est-ce qui a changé ? Ce qui a changé, c’est qu’aujourd’hui certaines féministes ne veulent plus être complices de ces manoeuvres qui visent à noircir les uns et blanchir les autres. Avant de donner des leçons au reste du monde, sur ce point comme sur d’autres, il est urgent de balayer devant notre porte. Après, on verra si on peut inviter du monde.
[^2]: Un silence de mortes, la violence masculine occultée, Patrizia Romito, Syllepse, 2006.
[^3]: Voir les deux numéros de Nouvelles Questions féministes sur « Sexisme et racisme », n° 1 et n° 3 de 2006. www.unil.ch/liege/nqf