« Le nationalisme encourage le communautarisme »
Invitée de
la rédaction
de « Politis », Esther Benbassa plaide
pour la reconnaissance d’identités plurielles
et redoute
les effets
de principes républicains transformés
en dogmes.
dans l’hebdo N° 947 Acheter ce numéro
Cela fait longtemps que nos lecteurs connaissent Esther Benbassa. Son Histoire des Juifs de France (Seuil, 2000) et celle des Juifs séfarades (Seuil, 2002), son dialogue au titre provocateur avec Jean-Christophe Attias, Les Juifs ont-ils un avenir ? (Hachette 2002), et son remarquable essai la République face à ses minorités (Fayard, 2004) ont été évoqués ou analysés ici. Cette historienne, directrice d’études à l’École pratique des hautes études, fait autorité. Ce qui ne la met pas à l’abri des attaques de la part de certains responsables communautaires qui n’aiment pas les têtes qui dépassent. Esther Benbassa ne dit pas ce qu’ils veulent entendre. Cette Séfarade, originaire d’Istanbul, mène un combat pour que les Juifs aient un autre avenir, qui ne se réclamerait plus exclusivement de la shoah et d’un repli sur la défense de la politique israélienne.
Quand nous avons lu son dernier livre, il nous a semblé si bien éclairer notre sujet de cette semaine sur les cultures et les comportements communautaires que nous avons eu envie de l’inviter à Politis . Le surlendemain, elle était parmi nous, en conférence de rédaction, avec la téméraire vivacité qu’on lui connaît dans le débat, et cet accent oriental délicieux qui, dit-elle, lui vaut parfois d’être confondue avec Leïla Shahid. Il était prévu, après une discussion à bâtons rompus, un entretien en bonne et due forme. Nous avons finalement préféré conserver le dialogue avec notre rédaction, ramené hélas à de trop modestes proportions.
Croyez-vous que nous allons de plus en plus vers des votes ethniques ou communautaires ?
Esther Benbassa : Je pense, en effet, que nous irons de plus en plus vers des votes ethniques ou communautaires, surtout si le nationalisme continue à se renforcer au centre, comme récemment avec ce ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale, trouvaille de Nicolas Sarkozy, ou les drapeaux tricolores de Ségolène Royal. À force de vouloir prendre des voix à Le Pen, on est en train de banaliser un nationalisme qui laisse peu de place à la diversité et à l’ouverture. Celui-ci vient pallier l’absence de vrais projets de société et l’incapacité à régler les maladies endémiques d’une France qui s’enlise. Dans ce cas-là, il vaut mieux caresser les instincts les plus bas de populations qui attribuent l’essentiel de leurs problèmes à celui qu’elles considèrent comme un étranger, même lorsqu’il naît sur le sol français mais est « issu » de l’immigration.
Est-ce que la communauté juive a des comportements électoraux homogènes ou majoritaires ?
Si on prend le cas des Juifs, on constatait traditionnellement une tendance au vote à gauche. Cela, quasiment depuis l’affaire Dreyfus, vu que les dreyfusards venaient principalement des rangs de la gauche républicaine. Il faut dire aussi qu’il y avait, avant-guerre, une forte influence du marxisme parmi les Juifs originaires d’Europe orientale. Le basculement vers la droite est tout récent. Il date de 2002. C’est le thème de l’insécurité qui a été décisif, avec la montée d’antisémitisme en pleine Intifada. On a accusé la gauche de l’avoir sous-estimé et de ne pas l’avoir suffisamment combattu, et à temps. Il s’agit à la fois de l’insécurité ressentie par les Juifs de France, celle-ci incontestable, et de la peur pour la sécurité d’Israël ; sans compter l’utilisation du thème faite par les institutions juives, sur l’intervention du gouvernement israélien, pour provoquer une émigration en Israël. Mais le communautarisme est aussi largement entretenu par les politiciens, par exemple lorsqu’ils se précipitent au dîner du Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif) ou que Nicolas Sarkozy crée le Conseil français du culte musulman, comme Napoléon l’avait fait avec les consistoires en 1808. Les mêmes vont s’insurger contre le communautarisme !
Comment définiriez-vous une communauté ?
Ce sont souvent des communautés imaginées qui se créent en ces temps de revendications identitaires. On pense y retrouver ce qu’on n’a pas en dehors de son groupe, ce qui est aussi une illusion. Ne sous-estimons pas non plus l’idée que l’on se fait de ces communautés considérées comme un danger potentiel. En retour, les discriminations produisent et renforcent souvent les solidarités de groupe et les replis. Et ces solidarités conjoncturelles, nous les appelons « communautarisme ». Mais elles ont toujours existé. Dans les années 1930, l’Italien fraîchement arrivé rejoignait sa communauté, parce qu’il y était accueilli, alors que bien souvent il ne parlait pas français. L’existence de communautés n’est pas forcément en contradiction avec l’intégration. Dans les années 1920-1930, les juifs immigrés fondent 133 organes de presse en yiddish et des dizaines d’associations culturelles, politiques, éducatives, et ce n’est pas pour autant que leurs descendants ne sont pas devenus de bons citoyens.
Mais, alors, le mouvement allait de la communauté d’origine vers l’intégration. N’est-il pas inverse aujourd’hui, parce que les moyens de l’intégration ne sont plus donnés et parce qu’il y a une crise du travail comme facteur de mélange ?
On assiste bien à des rétractations identitaires face à un quotidien devenu intenable pour les mal-aimés de la nation plurielle. Le « groupe juif » n’y échappe pas, pour des raisons qui lui sont particulières. Il suffit de lire Alain Finkielkraut pour sentir une peur panique du métissage et du mélange. Il fut une époque où les symboles de la République avaient un grand pouvoir d’attraction pour les nouveaux arrivants et les autres. Les Juifs sont allés jusqu’à penser que ceux-ci étaient inspirés par la Bible. C’était une façon pour eux de se les approprier sans avoir le sentiment de renoncer à leur appartenance de groupe. Aujourd’hui, ces symboles sont affaiblis ou ont été transformés en dogmes, comme c’est le cas pour la laïcité. Ils sont « forcés » et tirés du côté d’un nationalisme identitaire, lui aussi imaginaire.
Si quelqu’un est français, noir, juif et gay, on va lui demander de choisir. Or, on ne choisit pas. Avec la mondialisation et l’élargissement de l’Europe, les identités ont tendance à une plus grande fluidité et à une extraordinaire plasticité. Avec l’identité nationale, on revient au XIXe siècle et à ses conséquences néfastes ultérieures, en période d’intense crise. Une identité nationale qui redevient exclusive de toute autre. Cette réduction me renvoie à des références qui sont d’une autre époque, en 1941, quand il y avait un Commissariat aux « questions juives ». Heureusement, le contexte n’est pas le même. Mais, alors, chacun était bien ramené à une seule part de lui-même, et de force : juif, tsigane, gay.