Les leçons du 21 avril 2002 ont-elles été tirées ?
En France, la présence de l’extrême droite au second tour, marque, bien entendu, un divorce entre les citoyens et les élites politiques. Pourtant, ce rejet, qu’on retrouve dans plusieurs pays européens, ne s’explique pas uniquement par le décalage entre les modes de vie privilégiés des élus au pouvoir et les réalités matérielles compliquées de beaucoup de citoyens. Il s’explique, surtout, par l’impuissance des politiques à faire face à trois problèmes clefs : l’exclusion de l’espace public d’un nombre croissant de citoyens, l’insécurité économique, l’absence d’un projet global de société donnant à chacun l’espoir d’un monde meilleur pour ses enfants.
Le débat sur le traité constitutionnel européen nous rappelle que la question économique (quel modèle économique ?) et la question symbolique (quel sens donner au vouloir vivre ensemble ?) sont des questions démocratiques centrales. La démocratie est, en effet, beaucoup plus qu’un régime politique. Elle résulte de l’interaction entre trois ordres constitutifs : le politique (l’élaboration des normes), l’économique (les rapports de production) et le symbolique (la construction du croire).
La démocratie est une société caractérisée par le fait que ce sont les hommes qui créent et font évoluer les règles culturelles, économiques et politiques qui la régissent. Or, c’est cette spécificité historique qui s’efface peu à peu. Pourquoi ? Parce que l’ordre économique tente d’imposer sa rationalité, individualiste et instrumentale, aux ordres politique et symbolique.
Ce constat théorique est confirmé par les résultats des élections françaises de 2002 et du référendum de 2005. L’instauration d’un modèle économique prônant la guerre de chacun contre tous, affaiblit le lien politique puisqu’il nourrit le sentiment d’insécurité et exclut des débats démocratiques ceux qui sont rejetés du monde du travail. Dans l’ordre symbolique, après le dévoiement de l’utopie communiste, l’idéologie libérale domine sans partage. Cette domination s’accompagne, non sans un certain succès, d’une tentative de délégitimation de la notion même d’utopie. Du coup, faute de perspective d’avenir, nombre de citoyens cherchent une réponse à leur quête de sens dans une nostalgie xénophobe compensant l’insécurité économique par la sécurité identitaire. Enfin, dans l’ordre économique, la logique d’une gestion rationnelle et profitable de l’organisation du travail transforme les salariés du secteur marchand en simples « ressources humaines » à rentabiliser, impératif qui a même envahi certains secteurs de l’économie sociale et qui gagne peu à peu l’économie publique.
Dans une vision pessimiste, la crise démocratique que nous traversons est le signe de la transformation, lente et inéluctable, de la société démocratique en société de marché. Dans une vision optimiste qui est la nôtre, cette crise signale la volonté sociale de trouver un nouvel équilibre entre les trois ordres. Dans cette hypothèse, l’économie solidaire est une réponse clef.
En effet, l’économie solidaire – et c’est sans doute pourquoi on a tant de mal à la saisir – est d’une triple nature. C’est, tout d’abord, un projet politique, celui d’une citoyenneté participative qui, non seulement, prend toute sa place dans la société civile et dans la sphère politique, mais qui a vocation à se développer au sein même de la sphère économique. Pas de développement durable sans une démocratie économique soumettant la recherche de rentabilité des facteurs de production à une logique d’intérêt général. Une utopie ? Oui, justement ! Dans l’ordre symbolique, l’économie solidaire conteste la pertinence des prétendues lois économiques. Surtout, elle propose une nouvelle vision de l’ordre social démocratique, non plus fondé sur la maximisation individuelle de l’utilité, mais sur la recherche collective de solidarités démocratiques. C’est pourquoi, elle constitue le cœur d’une nouvelle utopie permettant d’espérer dans l’avenir. Dans l’ordre économique, enfin, elle est une autre pratique de l’économie. Les initiatives d’économie solidaire s’efforcent de subordonner le bien au lien, d’ajuster l’offre à la demande non par les mystères de la main invisible du marché, mais par les mécanismes politiques de la délibération. L’économie solidaire est donc porteuse d’une ambition forte : construire une nouvelle démocratie en proposant une nouvelle articulation entre le politique, le symbolique et l’économique.
C’est parce que l’économie solidaire est un exemple concret de pratiques économiques respectueuses des salariés, de l’environnement et des consommateurs, que le débat politique ne peut plus uniquement porter sur la répartition des fruits de la richesse, mais sur la définition même de la richesse et les modalités de sa production.
C’est parce que l’économie solidaire est un projet démocratique visant à instaurer de la démocratie participative dans l’ensemble des sphères du monde commun, y compris la sphère économique, que l’on ne peut réduire les discussions politiques aux seules réformes du parlement.
C’est parce que l’économie solidaire est une utopie pariant sur la coopération et la solidarité pour construire un monde meilleur, que l’on ne peut réduire le débat public à des questions pratiques de vie quotidienne.
Une telle ambition ne devrait-elle pas être au cœur du débat électoral ?
Une économie plurielle pour faire vivre une société plurielle
De même que la réponse à la crise démocratique ouverte par le 21 avril 2002 en France n’est pas uniquement institutionnelle, le débat sur la construction européenne ne renvoie pas uniquement à l’élaboration d’un compromis constitutionnel. Ce que nous a permit de comprendre le débat sur le traité constitutionnel, c’est qu’il n’est pas possible de prôner l’union dans la diversité (qui est la devise de l’Europe) en se référant à un modèle économique uniformisant.
Nos sociétés sont, chaque jour, de plus en plus pluriculturelles. Les deux modèles démocratiques de gestion de cette pluriculturalité (le républicanisme français et le multiculturalisme anglo-saxon) sont de moins en moins opérants. D’où la tentation des élites de répondre à ce défi de l’altérité par l’arme de l’uniformité. Instaurer, partout, une société de marché, c’est-à-dire une société où la recherche de sens, la production des biens et des services et l’élaboration de normes communes obéissent à un principe unique : la maximisation de l’utilité individuelle.
Des réformes politiques visant à revaloriser les institutions sont possibles. Pourtant, ces réformes nécessaires ne sont pas suffisantes. En ne remettant pas en cause la pertinence d’un modèle qu’aucune science économique ne sait piloter, en refusant, au nom du pragmatisme, de débattre d’un projet global du vivre ensemble, les responsables politiques ne sont pas à la hauteur des enjeux. En réduisant l’économique à des débats fiscaux et en niant le symbolique, ils font le lit des extrémistes et alimentent un rejet des élites qui sapent les fondements de la démocratie. Certes, l’économie solidaire n’est pas la solution miracle à la crise démocratique, mais elle porte en elle une exigence vitale : ouvrir l’horizon des possibles. Inscrire l’économie solidaire au cœur du débat public, c’est promouvoir une démocratie inventive qui soit à la hauteur des attentes des Français. Faute de quoi, il est à craindre que le séisme du 21 avril 2002 ne soit rien à côté de celui que la France pourrait connaître le soir du premier tour de l’élection présidentielle.
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